Human after all

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Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Marie Darrieussecq s’empare des codes de la science-fiction pour cauchemarder le futur, résolument cyborg, de l’humanité. Un livre urgent.

Notre vie dans les forêts

De Marie Darrieussecq, éditions POL, 192 pages.

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La narratrice l’annonce d’entrée de jeu: « J’ai peu de temps. Je le sens à mes os, à mes muscles. À l’oeil qui me reste. Je suis mal en point. Je n’aurai pas le temps de relire. Ni de faire un plan. Ça va venir comme ça vient. » Le récit sera un peu chahuté. Chaotique. Normal: le livre que l’on tient entre les mains est son testament, écrit dans l’urgence d’un genre de fin du monde. Difficile, faute de repère clair, de se figurer précisément l’époque depuis laquelle elle parle. Au fil des lignes pourtant, on distingue les contours d’un futur proche en proie à un vaste dérèglement, une atmosphère délétère d’attentats. De peur. Et puis surtout à une vague d’étranges épidémies.

Notre époque, en pire: un monde ultrasurveillé où les corps, implantés, se sont mis à servir directement d’interface numérique (un peu comme dans le film Her de Spike Jonze, on peut y téléphoner rien qu’en activant un micro dans son oreille), où les psys sont remplacés par des « robots compassionnels » tandis que des « cliqueurs » apprennent aux machines les derniers secrets des associations mentales humaines, et que les plus nantis possèdent des clones en guise de réservoir génétique… Ancienne psychothérapeute -« Je faisais partie de ce pool de psys d’urgence qu’on a mis sur tous les gros coups du début de millénaire. Sale époque. »-, notre narratrice est en fuite. En moins de 200 pages, elle tente de raconter dans un carnet ce qui l’a menée, avec d’autres résistants, à trouver refuge dans les forêts. Et de témoigner, de façon heurtée et sommaire, d’une forme d’humanité en extinction.

Échapper aux radars

Difficile d’en dire plus sans déflorer la trame d’un récit « à suspense », et dont un des plaisirs est précisément son dévoilement progressif. Psychanalyste hier, écrivain à plein temps aujourd’hui, Marie Darrieussecq raconte qu’elle a écrit cette dystopie d’un seul jet, au départ comme une excroissance à un roman sur les migrants sur lequel elle bute depuis plusieurs années. Le pont est évident, l’auteure de Truismes interrogeant ici une nouvelle fois de manière passionnante les manques, mutations et dérives de notre humanité. Reste-t-on la même personne si on renouvelle nos organes et nos cellules les uns après les autres? A quoi pensent les clones? Les technosciences sont-elles solubles dans la littérature? Elle s’essaie ici à une forme très libre, qui se joue des codes les plus évidents des récits d’anticipation, en particulier grâce à la voix, ingénieusement conduite, de son héroïne, ses incessantes digressions et son ton agacé. Bien sûr, il ne faut pas lire Notre vie dans les forêts comme le livre définitif sur l’avenir de l’humanité. Le roman qui va venir révolutionner la SF. Mais bien comme le témoignage inventif, rapide, drolatique et glaçant du passage à un monde où les délires de science-fiction d’hier sont devenus les objectifs scientifiques de demain. Et où continuer à exercer son esprit critique s’apparente à une utopie, l’objet désespéré de quelques fous cherchant encore à échapper aux radars. « Soi-disant que les métaphores font bugger les robots. Il disait aussi que pour perturber un robot, il faut abuser des doubles négations. » Redessinant, un peu comme dans le grand final inoubliable du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, l’intervention de la littérature en grand perturbateur de la fonctionnalité.

YSALINE PARISIS

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