House of Pain

I love your smile. Crack Cloud a formé sa communauté en souhaitant révéler les marges.

Tribu multimédia, groupe multipiste, Crack Cloud cultive l’esprit communautaire et l’art de la création collective. Alors que sort son premier véritable album (Pain Olympics), discussion à bâtons rompus avec la sensation post-punk DIY protéiforme et socialement impliquée de Vancouver.

Avant que le coronavirus et le pangolin passent par là, 2020 devait être une année de JO. Le monde du sport était en ébullition. Tous les regards étaient tournés vers Tokyo. Si l’été reste olympique, c’est désormais du côté du Canada qu’il faut se tourner. Plus précisément de Vancouver et de Crack Cloud, l’un des projets musicaux les plus intéressants et excitants du moment. Après avoir compilé ses deux nerveux premiers EP en 2018, le collectif sort aujourd’hui Pain Olympics. Son premier véritable album. Géniteur, batteur, chanteur et pivot de cette communauté post-punk mais pas que, Zach Choy est chez lui. Formation à géométrie variable, Crack Cloud est basé à Downtown Eastside, l’un des plus anciens quartiers de la ville mais aussi l’un des plus fauchés de Colombie-Britannique. Quelques rues qui riment avec pauvreté, drogues, prostitution mais aussi anarchisme et activisme social.  » C’est un petit quartier très dense avec de nombreux SDF et une population marginalisée. Des gens qui n’ont pas d’endroit où vivre. Les concepts comme la distanciation sociale et toutes ces recommandations pour lutter contre le virus se fracassent ici contre la réalité du quotidien. Tu ne peux pas faire respecter tout ça par des gens qui n’ont nulle part où aller. Quand tu vis dans cette misère, chaque jour est juste un jour de plus auquel tu dois faire face. Ce genre de précautions passe par la fenêtre. »

Zach sait de quoi il parle. Comme quelques autres membres de Crack Cloud, il donne de son temps depuis quelques années pour les moins nantis, les laissés-pour-compte, les abandonnés. C’est même ce qui l’a attiré à Vancouver.  » Il y avait beaucoup d’anxiété à l’idée que le Covid frappe les rues. Ce sont des personnes très vulnérables et je ne parle pas que de moyens financiers. Mais s’il s’agit d’une population fragile, on parle aussi d’une population résiliente. Le plus gros effet qu’a eu le virus sur ces gens, c’est qu’il les a coupés du peu de choses sur lesquelles ils pouvaient compter. Tous les endroits publics où ils vont généralement pour leur toilette, pour leur téléphone, pour leur linge -toutes ces choses auxquelles tu ne penses pas quand tu as un chez toi- étaient fermés. Ça a demandé pas mal d’improvisation. D’autant qu’on recevait des protocoles par e-mails qui se contredisaient de jour en jour. »

Dans le quotidien britannique The Guardian, en novembre 2018, Choy et son comparse Mohammad Ali Sharar évoquaient leur bataille contre l’alcool, le speed, la méthadone et la kétamine et expliquaient comment ils s’en étaient extirpés. Le soutien mutuel, le rôle de la musique. Plus qu’un groupe, Crack Cloud est un collectif. Sept personnes au minimum sur scène. Une dizaine à lancer des idées. Vingt voire trente quand ils en arrivent aux plus grosses productions.  » Ça va bien au-delà de l’artistique, précise Zach. C’est aussi un truc plus humain, plus émotif, plus politique. J’ai combattu les addictions à un très jeune âge. La dépression aussi. Ado, quand tu es isolé et traites ton corps de la sorte, tu n’es pas ouvert à la communauté. Du moins, tu trouves une communauté mais dans des recoins plus sinistres. Grandir confus, sans vrai soutien, m’a guidé vers des chemins obscurs. J’ai fini par comprendre que l’entourage était déterminant.  »

Les deux hommes ont essayé de créer un espace sûr pour les bannis, les exclus…  » Ces gens dans les marges qui n’ont jamais été intégrés à quoi que ce soit. Le principe a toujours reposé sur une inclusion à 100%. On a beaucoup appris en travaillant dans l’Eastside. Parce que dans les faits, c’est assez similaire. On parle de gens qui échappent ou plutôt fuient des expériences traumatisantes. Des histoires compliquées de discrimination ou je ne sais quoi d’autre. L’idée est de créer une communauté où on peut se sentir en sécurité. À l’aise avec qui on est, qui qu’on soit. Tout le monde a besoin de ce genre d’environnement pour apprendre des choses à son sujet, grandir et devenir ce qu’on veut devenir. »

Crack Cloud et les joies du tour bus...
Crack Cloud et les joies du tour bus…

Musique libératrice

Sharar a connu une enfance compliquée, abus et violences domestiques, dans un foyer très religieux. Choy, lui, n’avait que onze ans quand son père est décédé d’une leucémie. Trois mois seulement après le diagnostic.  » J’aime nous penser comme un artefact en développement. Mon père a pris un tas de clichés et tourné un paquet de vidéos de mon enfance. C’est ce qu’il m’a laissé. Crack Cloud est assez similaire pour moi à un album photo. Des archives pour ce qu’on vit et ce qu’on ressent. Les gens qui arrivent et s’en vont. C’est une photo de ce qui est et de ce qui a été. J’espère pouvoir la regarder d’ici quelques décennies. Rire et pleurer… » Son paternel lui a aussi légué son amour passionné de la musique.  » Il jouait de la batterie, de la guitare, de l’harmonica. C’était un électricien et un père dévoué. Ma manière de penser Crack Cloud, je la retrouve dans sa collection de disques. Je découvre des albums qui révèlent des choses sur sa personne. C’est comme tenir une conversation avec lui. J’espère que Crack Cloud donnera cette impression aux prochaines générations. Tu apprends toujours beaucoup de choses en regardant dans le passé.  »

Zach insiste. La musique lui a permis de s’ouvrir, de se lier, de communiquer. À l’entendre, elle lui aurait même appris quasi tout ce qu’il sait. Alors, quand il ne trouve pas les mots dans la vie normale, dans le monde réel, il dit les choses en musique. Sans s’en rendre compte même parfois.  » En cette période de grosse poussée morale et éthique, la musique est un outil universel et essentiel pour véhiculer des messages et des émotions. Parfois même sans que ce soit calculé ou délibéré. Quand tu penses à Fela Kuti et à tous ces artistes jadis considérés comme subversifs, synonymes de contre-culture, tu te rends compte avec le temps qu’ils disaient la vérité de leur époque. L’art a une qualité prophétique. Les gens peuvent y exprimer des choses qu’ils ne peuvent pas dire dans des conversations ordinaires. C’est un espace dans lequel ils prennent le temps, parfois, de penser de manière critique, de comprendre. Une manière efficace de communiquer sur des choses qui passent plus difficilement autrement. »

Disque tout en contraste, Pain Olympics s’ouvre par une chanson bombastique, wagnérienne, grandiose et propagandiste, qui va jusqu’à rappeler Arcade Fire, avant de basculer sur un vieux morceaux retravaillé et répétitif qui ramène à la réalité du quotidien. L’album est né sur deux ans.  » Beaucoup de choses ont changé dans nos vies personnelles mais aussi autour de nous, dans le monde. On a essayé de créer une atmosphère qui reflétait ce qu’on était en train de traverser pendant sa création. Dissonance est le mot qui me vient à l’esprit. Aussi bien sur le plan micro que macro, avec tout le respect pour ce qui s’est passé et se passe encore, la dualité de la vie a vraiment marqué l’écriture. Tu as des hauts très hauts et des bas très bas. C’est cette fluctuation dans les émotions qu’il était important pour nous de mettre sur la table. »

Laughing at the system

Zach Choy porte un tatouage,  » Laughing at the system« , et, ayant grandi sans père, avoue avoir toujours eu du mal à se plier aux règles.  » Ça a cultivé un certain tempérament chez moi. Jusqu’ici, je me bats contre les éléments d’autorité. «  Il ne s’identifie pas pour autant à un anarchiste. Il se dit plus ironique et pince-sans-rire que ça. « J’en ai eu marre de ne rien respecter, de ne pas prendre soin de moi, de ne pas me comprendre. On est parfois habité par la frustration et l’anxiété jusqu’à ce qu’on trouve un truc positif et constructif pour y échapper. Crack Cloud, c’est ça. Un canalisateur. »

House of Pain

En attendant, caractéristique momentanée d’une époque incertaine ou phénomène durable auquel il va falloir se faire, Crack Cloud chante qu’on est tous post-vérité…  » Sans devenir trop philosophe, c’est juste la condition humaine. Elle n’est que découverte de soi et évolution. La vérité est toujours réinterprétée. Redéfinie. Cette chanson –Post Truth (Birth of a Nation)- commente tout ça. La moralité, l’éthique qui nous dirigent et comment elles sont sujettes au changement en fonction de l’époque et de son énergie.  »

Symphonique, cinglé, saccadé, industriel, choral, Crack Cloud semble par moments danser sur les braises encore chaudes de l’apocalypse. Les humeurs et les ambiances fluctuent.  » Nos motivations, les sentiments qui nous dirigent sont en mouvement perpétuel. La colère est un outil très utile. Crack Cloud vient de là. Comme de l’anxiété, des remords. Ce sont des choses importantes pour la création artistique. Mais le bonheur et l’optimisme sont aussi des éléments fondamentaux. Au final, les gens s’adonnent à l’art pour rendre ces émotions constructives et les contrôler.  »

Clips en tête

Collectif multimédia, Crack Cloud rassemble des musiciens mais aussi des réalisateurs, des artistes, des designers. Les membres de la plateforme, parfois familialement liés (le frère de Zach est notamment impliqué), se partagent quelques maisons plus ou moins voisines. La veille de notre conversation, ils ont transformé un de leur jardin en plateau de tournage. Choy et Sharar sont en quelque sorte les storytellers du projet. Raconter des histoires a toujours été aussi important pour eux que la musique elle-même. Ils accordent un soin tout particulier à leurs visuels. Clips en tête.  » Ils permettent de communiquer des choses qu’on ne pouvait pas juste faire passer par le son, poursuit Zach. En 2016, le niveau de production était nettement plus rudimentaire. Ça a été fou d’apprendre tout le processus. De commencer avec un gros appareil photo dans une chambre pour se retrouver avec du film 16 millimètres et une équipe de cinéma. C’est un des trucs qui me comblent avec ce projet. Comme on vise le Do It Yourself, on se force à apprendre toutes ces choses. On fait tout nous-mêmes. On ne pourrait pas fonctionner sans être aussi polyvalents. »

Choy parle de James Chance.  » Faut être résilient pour rester aussi longtemps dans l’industrie avec la musique qu’il propose. » Il vante aussi le storytelling de Pink Floyd et de Kendrick Lamar.  » Je le trouve efficace quand il te parle en t’emmenant dans un monde qui n’est pas le tien. La rencontre du particulier et de l’universel. » Zach, qui a des origines galloises et chinoises, trouvait le Canada petit avant de commencer à tourner en Europe. Il juge aujourd’hui le pays vaste mais connecté.  » Dans Crack Cloud, il y a un lourd héritage et beaucoup de croisements. Nov3 l est la plus récente manifestation d’un projet facilité par des membres de Crack Cloud. Mais ce sont surtout des musiciens qui nous accompagnent en tournée. Les gens impliqués dans le groupe le sont à plein temps.  »

Le garçon, volubile, garde un regard critique sur les réseaux sociaux et les communautés virtuelles.  » Souvent, les gens prêchent sur le Web. C’est devenu pour beaucoup une manière d’exhiber certaines intentions politiques, de se créer une bonne image. Mais ça ne doit pas les libérer de leurs responsabilités. Notamment celle de vivre leur vie d’une manière positive, constructive et respectueuse. C’est un outil de communication extrêmement innovant mais qui crée aussi des divisions extrêmes. À la fin de la journée, les gens ne peuvent pas oublier qui ils sont dans la vie réelle. C’est bien plus important que ce qu’ils sont sur Internet. Je ne devrais pas donner de leçon. Qui sait où nous allons? La réalité devient de plus en plus virtuelle. L’ironie du temps, des médias, de leur pouvoir à amplifier les réalités.  »

Pain Olympics, distribué par Meat Machine.

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