BEST-SELLER PUBLIÉ EN 1976 ET AUJOURD’HUI RÉÉDITÉ, THE MAIN PLONGE DANS LES BAS-FONDS DE MONTRÉAL SUR LES PAS D’UN FLIC À BOUT DE SOUFFLE. VERTIGINEUX.

The Main

DE TREVANIAN, ÉDITIONS GALLMEISTER, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR ROBERT BRÉ, 383 PAGES.

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Bienvenue dans la Main, quartier populaire bouillonnant de Montréal où s’agglutine une population bigarrée, mélange de prostituées, de robineux (les clodos en joual, le patois français du coin), d’ouvriers, d’escrocs à la petite semaine et d’immigrés -italiens, portugais, juifs…- venus tenter leur chance dans le Nouveau Monde. Le lieutenant Claude LaPointe veille jalousement depuis 30 ans sur ce territoire.

Robuste et téméraire, le policier a toujours su se faire respecter. Quitte à utiliser des méthodes peu orthodoxes, comme humilier publiquement un caïd récidiviste pour l’obliger à se mettre au vert. C’est le prix à payer pour maintenir un semblant d’ordre dans cette cour des miracles. Ce qui ne l’empêche pas d’être dans le collimateur de la hiérarchie, bien décidée à redorer son blason pour plaire au monde politique lancé dans une vaste entreprise de modernisation de la ville à l’aube de ces années 70.

Veuf et solitaire endurci, ce flic à l’ancienne ne vit que pour son boulot, s’octroyant pour seule distraction deux parties de pinocle (un jeu de cartes) par semaine avec trois amis, prétexte à de longues discussions philosophiques sur l’existence. Le reste du temps, LaPointe arpente de long en large « son » esquif, de jour comme de nuit. Mais après tout ce temps, l’homme commence à être fatigué. Sa santé lui joue de mauvais tours et il sent bien que le vent du changement est en train de souffler. A l’image de ce jeune aspirant avec son air de premier de classe qu’on lui colle sur le dos pour tirer au clair un meurtre qui s’est produit dans son secteur. Comme on s’en doute, leur relation va évoluer au fil d’une enquête qui va d’abord s’enliser, puis ouvrir la boîte de Pandore, obligeant le cogne à affronter quelques démons surgis du passé.

Un auteur peut en cacher un autre

Taillé dans la brume du spleen et servi par des personnages au cuir épais, ce roman distille un plaisir intense, physique, alimenté entre autres par des dialogues qui fouettent comme le vent glacé courant dans les rues étroites. Polar crépusculaire, The Main lorgne aussi du côté de la fresque sociale à la Dickens. Les références temporelles étant rares, le décor de bas-fonds et l’ambiance freak donnent d’ailleurs l’impression d’évoluer dans un tableau du XIXe. Travaillé par la nostalgie, rongé par une culpabilité à fleur de peau sous sa solide carapace, LaPointe trône sur ce bout de terre gangrené, cristallisant le meilleur et le pire d’un monde en voie d’extinction: fruste mais sincère, têtu mais loyal. Une vraie gueule d’atmosphère, magnétique, insondable, mystérieuse.

Ce petit bijou de roman noir existentiel, on le doit à un dénommé Trevanian qui eut son heure de gloire dans les années 70 avec des titres comme La sanction (porté à l’écran par Clint Eastwood himself), L’Expert ou Shibumi. La particularité de cet auteur, outre de tâter de tous les genres (espionnage, polar, western…), c’est d’avoir entretenu le flou le plus complet sur son identité. Les rumeurs ont cru reconnaître la patte de Robert Ludlum. Finalement, un certain Rodney Whitaker, prof d’unif et petit cachottier, sortira du bois en 1998 après 20 ans de silence. S’il a créé divers pseudos, expliquera-t-il dans les deux seules interviews jamais accordées (il est mort en 2005), c’est parce qu’il voulait aussi inventer le romancier le plus à même de raconter une histoire bien précise. La liberté de création avant tout donc. Pour un livre écrit de… Main de maître.

LAURENT RAPHAËL

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