DIX ANS APRÈS A LA VERTICALE DE L’ÉTÉ, TRAN ANH HUNG EST DE RETOUR AVEC NORWEGIAN WOOD, ADAPTATION INSPIRÉE DE LA BALLADE DE L’IMPOSSIBLE, BEST-SELLER DU ROMANCIER JAPONAIS HARUKI MURAKAMI.

Tran Anh Hung est un cinéaste rare: 4 films en 20 ans, même Terrence Malick fait mieux, désormais. Après L’Odeur de la papaye verte, Cyclo et A la verticale de l’été, il y eut bien I Come with the Rain, mais de ce thriller éclaté entre Los Angeles, Hong-Kong et les Philippines, nulle trace sur les écrans; à croire qu’il s’est évaporé dans le néant des coproductions internationales improbables. Si bien que Norwegian Wood consacre le retour fort attendu d’un auteur dont les 3 premiers films avaient laissé un souvenir enchanteur, ajoutant au ravissement esthétique l’intensité des sensations et celle des sentiments.

Au-delà des 10 années qui le séparent de son prédécesseur, ce nouveau film marque un cap dans le parcours du réalisateur. Pour la première fois, en effet, celui-ci détourne sa caméra du Vietnam de son enfance -sa famille a quitté l’Asie du sud-est en 1975 pour s’installer en France, où il vit toujours. Norwegian Wood n’est autre, en effet, que l’adaptation de La Ballade de l’impossible, best-seller du romancier japonais Haruki Murakami -un ouvrage qui s’est vendu à quelque 10 millions d’exemplaires au pays du Soleil Levant, depuis sa parution, en 1987, et a été traduit ensuite dans plus de 30 langues. « Je n’ai jamais envisagé de situer l’histoire ailleurs qu’au Japon, explique-t-il, alors qu’on le rencontre à Venise, au lendemain de la première de son film. Murakami était disposé à ce que je la situe où bon me semblait, et que je la tourne dans la langue de mon choix, mais mon intérêt découlait notamment de son caractère japonais. »

Relation intime

Comme en écho au tourbillon de sentiments qui agite les protagonistes du film, un déluge du feu de Dieu s’est abattu sur le Lido à l’heure du rendez-vous. L’abri offert par les tentes VIP disposées dans le jardin de l’Excelsior apparaît bien dérisoire, de même que les efforts déployés par les hôtesses pour colmater les brèches par lesquelles s’engouffrent la pluie et le vent. Tran n’en perd pour autant pas sa contenance; si, à l’occasion, les éléments se déchaînent dans ses films -voir, cette fois, une scène de bord de mer qui prend un relief tout singulier-, il sait aussi s’en accommoder, tout comme il n’a pas son pareil pour embrasser les tourments de l’âme avec délicatesse. Et la conversation de se poursuivre, blottis dans un recoin à peu près épargné. « Le roman de Murakami me parlait, comme il est susceptible de parler à n’importe qui, il y est question de l’amour, de la perte et du deuil. Mais ce que ce livre a de spécial à mes yeux, c’est qu’il réussit à créer une relation très intime avec le lecteur. Je n’avais jamais éprouvé cela auparavant. Alors qu’en général, un roman induit une distance, là on se sent tout proche, et cela tient à l’écriture de Murakami: il écrit de façon très simple, et il ouvre les choses, lentement, si bien que vous vous demandez jusqu’où il va bien pouvoir aller. Les protagonistes n’en finissent plus de s’ouvrir, et à mesure de ce processus, vous avez le sentiment que le livre vous pénètre toujours plus profondément. C’est ce qui m’a fait l’aimer, et vouloir en tirer un film. « 

Norwegian Wood raconte l’histoire de Watanabe, un homme que l’écoute de la chanson des Beatles a replongé dans ses souvenirs, lorsqu’il composait, en compagnie de la jolie Naoko et du petit ami de cette dernière, Kizuki, un trio inséparable. Et réuni par une même insouciance, bientôt brisée par le suicide de Kizuki. S’ensuit une double errance, à la poursuite des amours enfuies et d’hypothétiques lendemains, pour une histoire qui, plus encore que hantée, semble littéralement habitée par la mort et l’impossibilité de composer avec la douleur -universelle, donc, en même temps que d’humeur intensément mélancolique. « On tombe amoureux, et lorsqu’on nous enlève cet amour, notre vie s’en trouve suspendue. C’est une situation dont l’intensité ne s’atténue pas lorsqu’elle se reproduit. Cela me parlait de façon très précise et très profonde, ce n’est d’ailleurs qu’à cette condition que je pouvais faire le film », observe le réalisateur.

Remplis de beauté

L’un des écueils tenait à la distance à adopter – « il fallait être suffisamment proche de l’esprit de Watanabe », relève-t-il; disposition mentale à laquelle il fallait ajouter l’intensité des émotions qui les animent, lui et Naoko, ou encore Midori, la jeune fille susceptible d’arracher le narrateur à son spleen. Cet état d’agitation intérieure, Tran Anh Hung réussit à le traduire -et c’est là aussi ce qui en fait un cinéaste rare- à l’aide d’arguments purement cinématographiques. Ainsi lorsqu’un monologue intime épouse le rythme soutenu d’allers-retours dans les herbes folles, en un flux tendu à l’impact purement physique. Ou encore lorsqu’au défilé bruyant de manifestants dans la rue succède la marche silencieuse de 2 protagonistes:  » Le simple contraste sonore permet, sans qu’on les ait vus parler, de créer immédiatement un sentiment de plus grande proximité entre eux, explique Tran. Pour moi, c’est quelque chose de propre au cinéma, et c’est ce qu’il convient de travailler. Très peu de réalisateurs se soucient encore de ce qui est spécifique à cet art. Dans la plupart des films, le langage cinématographique reste basique: c’est moins sophistiqué qu’un film de Murnau dans les années 20.  »

Et d’évoquer, encore, sa volonté de créer le plaisir au détour d’une scène, pour ainsi dire, en un processus secret qui stimule les sens.  » C’est comme avec la nourriture. On la mange, et cela crée quelque chose que l’on ne connaît pas. » L’émotion esthétique diffuse comme aller simple vers le c£ur du spectateur, c’est bien là l’une des constantes d’un cinéma dont on ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire beauté. « La beauté, on n’y parvient que lorsque c’est juste », continue Tran Anh Hung. Un souci qu’il a mis à l’épreuve d’un cadre de tournage inédit, le Japon, sans qu’il y ait là à ses yeux une difficulté insurmontable. « Je n’aime pas, dans les films « ethniques », que l’on montre quelque chose de spécifique à l’endroit, je n’y vois que folklore. Je préfère effacer ce qui est trop marqué, tout en restant juste -c’est un processus très particulier, que j’applique jusque dans la façon de parler des acteurs. Il ne s’agit pas qu’ils s’expriment comme dans la vie, mais bien qu’il y ait de la musique dans leur façon de rendre le texte, une mélodie. Je recours à des phrases plus longues que la normale dans mes films afin de rendre les choses plus musicales. Les films sont différents de la vie -le cinéma est un langage, et c’est ce langage qu’il importe de parler de façon adéquate. Si cela est juste, tout le reste en découle, et même la chose la plus étrange devient appropriée. « 

Démonstration limpide à l’écran, avec un film dont l’intriguante mélancolie n’en finit plus de vriller le spectateur. « On peut voir beaucoup de belles images, un peu partout, à la télévision comme au cinéma. Mais il ne s’agit là que de montrer la beauté. J’aime, pour ma part, qu’elle découle d’un sentiment d’harmonie, de la justesse de chaque chose dans un film. A la fin, la seule chose qui reste, c’est la beauté: quand les gens sortent de la séance, ils en sont remplis, et je me sens heureux. »

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À VENISE

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