Grippe occidentale

© John Foley/P.O.L

Iegor Gran relate la traque par le KGB de son père faisant passer des nouvelles fantastiques en Occident. Épatant.

1959, quartier général de la Loubianka, siège des polices politiques russes. Le lieutenant Ivanov est affecté à la huitième section, celle de la propagande antisoviétique. On lui confie l’examen d’un article paru en France dans la revue Esprit, sans doute la première critique de l’académisme officiel signée d’un écrivain russe vivant dans son pays… De quoi provoquer un vif émoi. Et que contient ce brûlot? Un traité d’esthétique où le réalisme socialiste, genre majeur des grands romans soviétiques depuis Gorki, s’en prend plein la figure sur un ton sarcastique. « On est en droit d’être perplexe. » Certes, l’époque est tourmentée: ce  » charlatan » de Picasso fait tourner les têtes, des exemplaires du Docteur Jivago s’échangent sous le manteau, le jazz et les jeans sapent les principes moraux des citoyens les plus faibles. « Puissant est le virus de la grippe occidentale! » Système immunitaire de la patrie, l’organe du KGB se doit de surveiller attentivement les tentatives secrètes des ennemis du pays des Soviets. Voici Ivanov lancé dans la traque aux maillons faibles, ces intellectuels briseurs du collectif. Enquête de terrain, micros dans les appartements, les indics sont envoyés en première ligne: Monocle mais aussi Aurore Boréale, Revizor, Dickens… L’honneur des services compétents est en jeu. « On va guetter la moindre parole déplacée, le moindre faux pas. On est du genre rancunier. On rend les coups. » Pendant ce temps, la dépouille de Staline est extirpée de son mausolée et Gagarine tutoie les étoiles en échange d’un rasoir électrique pour services rendus. « Quand un peuple est uni par un idéal, les lois de la gravitation n’ont plus de prise sur lui. »

Grippe occidentale

Esprit de famille

L’auteur dissident traqué dans ce récit n’est autre que André Siniavski, père de Iegor Gran. Condamné à la déportation pour l’ensemble de son oeuvre aux côtés du poète Iouli Daniel, il passera sept ans au goulag dont il dira que c’étaient « les plus belles années de sa vie ». Maria Rozanova, son épouse, excelle également par son panache à faire tourner chèvre les instances du KGB. Né l’année de l’arrestation de son père, Iegor Gran ( La Revanche de Kevin) retrace à l’aune de son récit familial le dégel stalinien où l’absurdité géniale contamine tout. Grand Prix de l’humour noir en 2003 pour ONG!, récit de la guerre picrocholine entre deux ONG siégeant dans le même immeuble, Iegor Andreïevitch Siniavski rend ici un vibrant hommage au combat de ses parents. Pour raconter l’histoire soviétique d’une manière inédite, Gran virevolte entre travail de documentation et humour à froid du meilleur acabit. « Tandis que se joue la plus grande aventure humaine que l’Histoire ait connue, celle de l’émancipation des classes opprimées », le fauteur de troubles se complaît dans un savoureux pamphlet tiré au cordeau, mettant à mal le zèle diligent des services, petits gradés gardiens du temple, assis à la cantine devant leur assiette de soupe au chou. Roublard, Iegor Gran distille les sucs de la distanciation dans un texte élégant et piégeur où même le petit chablis est traître.

Les Services compétents

De Iegor Gran, éditions P.O.L, 304 pages.

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