FONDÉ PAR UN JURISTE AYANT FAIT SES CLASSES DANS UNE MAJOR, LE LABEL INDÉPENDANT NO FORMAT! CHASSE LE MÉTISSAGE ET LA TRANSE. HISTOIRE D’UNE SUCCESS STORY PARISIENNE ET DE QUELQUES-UNS DE SES MUSICIENS: NICOLAS REPAC, BALLAKÉ SISSOKO ET VINCENT SEGAL.

C’était il y a quelques semaines, un disque barré du titre Black Box dans une pochette bichrome. Très vieilles voix sorties d’un labeur mystérieux, blues, gospel, Afri- que, blanc, noir, guitares sismiques, l’impression est forte: qui est ce Nicolas Repac s’affichant sur l’album comme le slogan d’une marque mirifique qu’on ne connaîtrait pas? Là, on se rappelle que le label, No Format!, est aussi celui d’un autre disque remarqué auparavant: le Chamber Music de Ballaké Sissoko et Vincent Segal. Un Google plus tard, et on sait que cette compagnie de banlieue parisienne ne produit qu’avec parcimonie: ce qui en émane cultive ardemment la rencontre de ces Nord et Sud qui continuent malgré tout à se dire des choses. Dans le disque Sénégal/flamenco de Julia Sarr et Patrice Larose ou dans la fusion entre le joueur malien de balafon, Lanciné Kouyaté, et l’éclectique français David Neerman. Respect, sensualité, exploration. Unité du graphisme, esthétique chercheuse. Si No Format! joue aux anthropologues, pas de raison que Focus se prive de l’analyse sur le terrain. Celle-ci commence dans les environs de la Place des Abbesses, à un jet de Pigalle: Nicolas Repac travaille au troisième étage d’un immeuble qui a un petit coup de mou. Quinze mètres carrés -et une chiotte dans un placard- sous le regard circonstancié de Miles Davis, grand mélangeur devant l’éternel. C’est dans cette exiguïté au grand prix (600 euros de loyer mensuel quand même) qu’est né Black Box, disque qui grince entre les ancêtres et une rafraîchissante relecture du blues. « Un blues qui irait d’Ouest en Est, explique Repac, comme si c’était un genre préexistant à la naissance de chacun, qui aurait éclos aux quatre coins de la planète, établissant des corrélations entre les cultures et les musiciens à travers le siècle. C’est pour cela que j’ai utilisé le sampling: il abolit la frontière espace-temps. » Professionnellement, Repac est mis en orbite par sa rencontre avec Arthur H fin 1995: « Début d’une amitié musicale et humaine, je suis devenu un peu son double sonore, l’un de ses arrangeurs et son guitariste. Ensemble, on a également signé un album reprenant des poèmes d’auteurs noirs, antillais, caribéens: en scène, Arthur dit les mots, moi, je m’occupe des musiques. Cela nous a permis de tourner pendant une année et demie, et ce n’est pas fini. » Nicolas naît le 11 novembre 1964 dans la campagne toulousaine. Sa mère a des origines mêlées, lorraines et basques. Son père était berger serbe pas loin de Sarajevo. « La Serbie est l’un de mes « actes manqués » puisque je n’y suis jamais allé et… (il s’arrête un instant, ndlr) je regrette que tant de gens de ma famille soient morts dans la guerre de l’ex-Yougoslavie. » Sur Black Box, Nicolas utilise d’ailleurs la voix d’une chanteuse serbe, arguant que les territoires du blues se trouvent aussi dans les Balkans. « Je manipule des choses virtuelles, des voix samplées qui deviennent réelles. Je l’avais déjà fait dans mon premier album pour No Format! paru en 2004, Swing-Swing, recréant des big bands imaginaires pour dancefloors con- temporains. Il y a une hypnose, une réalité douce qui apparaissent dans les vieux sons, une forme de transe, mais je ne sais pas si je télécommande cela malgré moi… « 

Parfums de la mémoire

Au rayon très vieux sons, Repac a plongé dans les trésors d’Alan Lomax, l’ethnomusicologue américain qui, pendant un demi-siècle, a récolté des musiques généralement déclassées, ignorées, méprisées, de chants de prisonniers, marins ou cueilleurs de coton. Repac se sert sans entraves dans le gigantesque panier de la ménagère Lomax mais aussi à d’autres sources vintage, sans se préoccuper des droits. C’est le boulot (ingrat) que se coltine alors Laurent Bizot, le patron de No Format!: « Cela a pris plus de deux ans de recherches et de négociations, et à certains moments, on pensait que le disque de Nicolas ne pourrait jamais sortir. Certains, comme les héritiers de Sam Cooke, ont refusé qu’on touche aux originaux -on ne sample pas Sam Cooke- et pour d’autres comme Nina Simone, on n’est simplement jamais parvenu à obtenir la moindre réponse. » Quand Laurent, qui a une formation de juriste, approche la Fondation Lomax, il craint le pire. « On leur a d’abord envoyé une maquette du disque de Nicolas -la procédure classique- puis on a décroché un rendez-vous avec l’avocat de la Fondation au Midem à Cannes. Là, il nous a expliqué que les Lomax qu’ils représentaient, refusaient à 80 % les demandes de sampling, 10 % des demandes émanant d’artistes bankable -comme Bruce Springsteen- ramenaient du vrai fric et pour les 10 % restants, les projets avaient la sympathie et le support de la Fondation. Celle-ci ne demande pas de cash mais le partage des droits avec le label. » Assez miraculeusement, l’intégration d’enregistrements Lomax de 1933 (Betty Loop) ou même d’un Blind Lemon Jefferson aussi antédiluvien (Redemption Blues, 1927) n’évoquent pas de vieilles ratatouilles passées au micro-onde laptop. Repac explique comment l’utilisation de chanteurs « vivants » comble le disque: « Le Sénégalais Cheikh Lo, rencontréauPrintemps de Bourges, ou ces voix enregistrées à Haïti, se sont incorporés formidablement dans les parfums de la mémoire, jetant un pont entre les vivants et les morts. »

Tous les possibles

En 2004, Laurent Bizot fonde No Format! après quelques années passées dans le giron d’Universal France: il y rédige les contrats des jeunes artistes et y apprend l’économie, les mécanismes et les ornières de la musique enregistrée. « J’approchais la trentaine et j’ai décidé que je ne serais pas juriste toute ma vie: avec 2 500 euros de capital et les indemnités de chômage d’une année, j’ai décidé de fonder un label indépendant, une formule pas si fréquente alors en France. » Vingt albums et deux DVD plus tard, la petite compagnie -Laurent et un employé- se porte bien, mais sans ostentation. « Notre plus grand succès commercial, c’est l’album piano solo de Gonzales dont il s’est vendu 45 000 exemplaires en France et autant à l’étranger. » Gonzales est parti voir ailleurs alors que l’autre « grosse vente » de la compagnie est toujours dans les parages. Le disque Chamber Music partagé par le joueur de kora malien, Ballaké Sissoko, et le violoncelliste français, Vincent Segal, a dépassé la borne des 35 000 albums, plutôt remarquable pour un disque totalement dénué de marketing ou de quoi que ce soit approchant le Top 50. L’incandescente beauté de la musique a donné un autre opus du même tandem sous le seul patronyme de Sissoko (At Peace), et plus de 200 concerts communs, dont un ce soir même à la Salle Jacques Brel de Pantin, banlieue peu rieuse jouxtant le nord de Paris. Le duo va partir pour un mois de tournée nord-américaine et là, au soundcheck, Segal montre sur son iPhone des images d’un chanteur indien récemment rencontré là-bas. Il propose à Ballaké de retourner en Inde pour jouer avec l’élégant moustachu enturbanné: on sent que le temps est à tous les possibles. Les deux musiciens sont nés en 1967: Ballaké est fils et petit-fils de joueurs de kora fameux et Vincent a grandi dans une famille française bourgeoise classique. Ballaké est timide, Segal plus prolixe: « J’aime bien les gens qui ne sont pas exactement dans leur style, comme Ravi Shankar ou Yehudi Menuhin qui ont montré qu’il n’y avait pas de barrières entre les musiques. Il ne faut pas oublier que Bach, déjà, était dans les grands voyages. »

Mériter de jouer

Instrumentiste classique, passé par le Conservatoire, Segal étudie, notamment le jazz à Liège où il rencontre, e.a., Fabrizio Cassol, futur défricheur chez AKA Moon. Il aime également le répertoire non classique et cite des artistes comme Peter Hammill et Van der Graaf Generator ayant le sens d' »ouverture et d’improvisation » au coeur de leur musique. Le blues est vécu pareillement, comme les musiques africaines, « centrés sur la transe, sans qu’il y ait forcément de début ou de fin dans un morceau, mais quelque chose de climatique, où tu te sens bien ». Quand il croise Ballaké en 2004 -tous deux ont enregistré pour le Label Bleu-, Segal a la sensation rare de rencontrer un frère d’armes, le double d’un autre continent. Ballaké: « Le violoncelle m’intriguait et quand Vincent est venu chez moi à Bamako, hormis le fait qu’il se levait beaucoup plus tôt que moi (sourire), j’ai été fasciné par son instrument. Ma mère aussi d’ailleurs. La kora, que j’ai apprise, était déjà un instrument de rencontres puisque, chez mon père, passaient des musiciens maliens bien sûr, mais aussi gambiens ou sénégalais qui ne jouent pas du tout de la même manière. Et j’avais été nourri de films indiens. » Ensemble, Segal et Sissoko improvisent largement des tissages de cordes qui entretiennent la pile, le mystère original. Pour les entendre la première fois, Laurent Bizot prendra l’avion jusqu’à Bamako et les signera, emporté par la vague de sons, mousseux et cristallins. Segal: « En Europe, je pense qu’on a oublié la culture de l’envie. En Afrique, on explique aux enfants qu’il faut « mériter » de jouer, ce qui veut dire qu’ils vont écouter énormément de musique avant de pouvoir prendre leur instrument. Et c’est bien… » Segal et Sissoko font remarquer comment ils sont chéris par No Format! dans le sens où la micro-équipe du label vient le plus souvent possible les visiter, les voir en concert. Bizot, lui, estime qu’un album n’est réellement fini que lorsque tous les participants ont atteint le sentiment de plénitude. Chez No Format!, le timing est celui du désir et de l’accomplissement. Y compris dans un contexte économique où le disque est dans un état apparent de grand lépreux sous respirateur qu’on ne case désormais plus que dans des territoires reculés. Alors, la dernière idée de No Format! est d’instaurer une sorte d’abonnement au plaisir: « On paie 50 euros et on peut recevoir toutes les productions de l’année, que l’on en sorte trois ou dix… D’accord, le premier chiffre est sans doute plus réaliste (sourire). L’année dernière, on a eu 350 personnes intéressées, là, au mois de février, on en est déjà à 380. Et on peut espérer que cela atteigne les 600 ou 700 cette année… » La troisième rencontre du séjour se fait avec Mélissa Laveaux, jeune Canadienne d’origine haïtienne, venue habiter à Paris, juste pour travailler avec No Format! Son album de soul malléable sortant en avril, on en reparle incessamment: le feuilleton est, vraiment, à suivre.

LES DISQUES NO FORMAT! SONT DISTRIBUÉS EN BELGIQUE PAR PIAS, WWW.NOFORMAT.NET

TEXTE ET PHOTOS PHILIPPE CORNET, À PARIS

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