Gomorra est l’un des films les plus forts jamais tournés sur la mafia. Rencontre avec son auteur, le cinéaste italien Matteo Garrone.

Plongée au c£ur de la mafia napolitaine, de ses rouages de base à ses ramifications insoupçonnées, Gomorra avait secoué la Croisette en mai dernier, imposant une vision inédite et particulièrement affolante de « la pieuvre » à l’heure de la mondialisation. Habitué des festivals (avec notamment une première sélection à Cannes, en 2002, pour L’Etrange monsieur Peppino présenté à la Quinzaine), Matteo Garrone signait, avec cette adaptation du roman éponyme de Roberto Saviano, son £uvre la plus aboutie à ce jour. Quelques heures avant de remporter le Grand Prix du 61e Festival de Cannes, le cinéaste italien, portant décontracté ses quarante ans, revenait sur sa démarche le temps d’un entretien détendu. En s’arrêtant d’abord au processus d’adaptation:  » Le roman de Roberto Saviano me semblait intéressant à plus d’un titre. S’il s’agit de sa vision imaginaire de la Camorra, le roman raconte aussi qu’il ne s’agit plus d’un phénomène local mais bien global. Il me permettait par ailleurs de me réapproprier la vision de la mafia véhiculée par le cinéma, en éliminant les aspects glamour que l’on retrouve même dans les meilleurs films du genre. Non sans, d’ailleurs, que ces films ne puissent servir de modèles à certains mafieux, tout en étant extrêmement éloignés de la réalité dans laquelle ils vivent. » Dernière considération qui vaut d’ailleurs au film l’une de ses scènes les plus saisissantes, un apprenti Scarface se mouvant dans les décombres de la villa de Tony Montana:  » C’est un endroit extraordinaire. Cette villa a été construite pour un boss de la mafia aujourd’hui en prison, mais qui était tellement influencé par Scarface qu’il a donné une cassette du film à l’architecte qui a reproduit la villa. Il l’a fait brûler avant d’être emprisonné, d’où l’aspect qu’elle a dans le film: on a un sentiment d’archéologie moderne, comme si on se rendait dans la villa d’un empereur des temps modernes – ce qu’ils sont d’ailleurs. » Ou comment passer de l’anecdote au plus fondamental, en somme.

Au c£ur de la réalité

Du reste, la fascination exercée par le cinéma n’a pas été sans effet sur la production.  » Rien ne différencie réellement les spectateurs de cinéma en terre de Camorra et ailleurs. Partout, les références cinématographiques ont valeur de mythologie dont on s’inspire. » Avec, dans le cas présent, une incidence immédiate sur le tournage.  » Nous n’étions pas sans inquiétudes en allant tourner dans le quartier de Scampia. Tout le monde savait que nous nous inspirions du roman de Saviano, et il avait été l’objet de menaces. Mais les gens, sur place, étaient tellement ravis de pouvoir participer au film que, non contents de ne pas nous faire de difficultés, ils se sont montrés extrêmement coopératifs. Ils m’ont même aidé à faire attention aux détails les plus spécifiques, tout en étant les premiers spectateurs de mon film: quand je regardais les scènes sur le moniteur, ils étaient toujours une cinquantaine derrière moi à discuter de la justesse des choix. Les gens qui vivent là, même les plus honnêtes, sont au c£ur de cette réalité. Ils savent comment tout cela fonctionne… »

Et d’encore préciser, alors qu’on lui fait part d’une certaine incrédulité:  » A mon sens, leur attitude est le fruit de la fascination pour le cinéma. Mais elle est aussi liée au fait que les boss de la mafia étaient ravis que certains des leurs, de la tribu, puissent se faire un peu d’argent sur le film, comme figurants ou à d’autres postes. Et les habitants voulaient m’aider à représenter la réalité – ils ne voulaient certainement pas donner une fausse image d’eux-mêmes. » Sensibles peut-être aussi à une approche que Garrone a voulu la plus respectueuse possible.  » Bien souvent, les gens qui vivent dans ces conditions tragiques parce qu’ils ont grandi dans cette situation n’en sont même pas conscients. Mon propos n’était pas de démontrer quoi que ce soit, ni de raconter aux spectateurs combien la Camorra est mauvaise. Je voulais que le public arrive au même point, mais de l’intérieur, tout en comprenant combien il peut être facile d’entrer dans certaines dynamiques… »

Ancré dans la réalité locale  » j’ai choisi de raconter des histoires venant du bas de la société, pour montrer combien la vie de toutes ces personnes était conditionnée par l’existence de la Camorra » -, Gomorra tend également à une portée universelle.  » Le film peut être perçu comme une métaphore de la direction que prend le monde. C’est une réflexion plus globale sur un monde où tout repose sur le profit et l’argent. » Vision d’ensemble, donc, alimentée par diverses réflexions au détour desquelles on apprend, par exemple, que la Camorra investit dans la reconstruction des Twin Towers.  » Il s’agissait pour moi de souligner que tout cela n’avait rien d’un jeu, et que cette réalité concerne tout le monde. Je pense qu’il ne faut pas chercher ailleurs que dans ces connexions les raisons du succès international du roman. »

Après la reconnaissance cannoise, et avec le soutien d’une critique unanime, le film semble bien parti pour suivre le même chemin. On parlera de service gagnant pour un cinéaste qui rêvait enfant de devenir tennisman:  » J’ai échoué, mais être à Cannes, c’est comme participer à Roland Garros ou Wimbledon. »

Lire aussi la critique de Gomorra en page 30 et le dossier sur la mafia italienne dans Le Vif/L’Express de ce jour. www.gomorra-lefilm.com

Entretien: Jean-François Pluijgers, à Cannes.

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