Dans une autobiographie émouvante, Eels raconte le destin de son incroyable famille fissurée. Rencontre londonienne avant le concert bruxellois et la sortie de deux Best Of.

Janvier, Londres. Eels ou plutôt son leader E (Mark Oliver Everett) reçoit dans une superbe église du 17e, à un jet d’eau bénite de Piccadilly. Il y présente sa bio, Things The Grandchildren Should Know (1) devant un public bobo/universitaire et débarque, look de pompiste Al-Qaida, chansons de porcelaine, spleen et humour rauque. Saisissant la guitare ou le piano, il livre ses chansons crève-c£ur qui racontent le drame autant qu’elles le tournent en dérision. Exactement comme dans son livre qu’il choisit de ne pas lire, laissant la tâche à des spectateurs qu’il fait monter sur scène.  » Au mitan de l’été 1982, tout avait déjà foiré. Une nuit, le copain de ma s£ur Liz a pété les plombs dans notre cuisine et m’a attaqué avec un couteau de boucher. Peu après, Liz a essayé de se tuer, première d’une longue série de tentatives, en avalant une poignée de pilules. Son c£ur s’est arrêté alors que nous arrivions à l’hôpital mais ils avaient pu la réanimer. Peu de temps après, Liz et ma mère sont parties rendre visite à des connaissances hors de la ville et j’ai trouvé le corps de mon père couché sur le côté du lit de mes parents (2). » Et ce n’est que le début d’une série de disparitions inattendues et de morts brutales.

UN UNIVERS DE TIMBRéES

Né en 1963 en Virginie, Mark Oliver se rend vite compte du côté ubuesque de sa famille,  » laplus bizarre du quartier« . Première et impériale règle d’éducation: il n’y en a pas. Avec son père, brillant théoricien des Univers Parallèles, il a autant de contact  » qu’avec un meuble« , sa mère ne délivrant aucune émotion perceptible même si elle  » l’aime à sa manière, timbrée« . Pour E, les objets ont une âme et la solitude devient une drogue normative alors que sa s£ur choisit d’autres substances. Il découvre sa vocation musicale en devenant batteur dès l’âge de six ans et réalise qu’il aime travailler avec les gosses dérangés. Une semence qui grandira dans ses chansons. Autre découverte fondamentale: il craque pour les filles timbrées:  » Au fil des années, j’ai eu un nombre de fiancées pour lesquelles la simple chute d’un chapeau pouvait déclencher un rire hystérique aussi bien que des larmes de tristesse (…), écrit-il . Il y a eu cette fille qui a enlevé sa chemise dans la voiture lors de notre première rencontre, exhibant sa poitrine alors que je conduisais pour aller dîner au restaurant. Après le repas, nous sommes rentrés à la maison, et sur le divan, nous nous sommes embrassés. Pendant le baiser, elle a commencé à pleurer et s’est précipitée vers sa voiture pour démarrer en trombe. Elle m’a appelé le soir suivant en m’expliquant qu’elle s’était enfuie parce qu’elle avait senti la présence de son boyfriend précédent dans la pièce. »

UNE JUXTAPOSITION BIZARRE

Deux albums solos sortis en 1992 et 1993 ne rencontrent qu’une maigre reconnaissance mais la mutation de E en Eels via l’album Beautiful Freak paru en 1996, déclenche un succès inattendu et international. L’univers musical est dessiné sous le sceau d’une royale triplette – Novocaine For The Soul, Susan’s House et Your Lucky Day In Hell – écrite sous perfusion de mélancolie, de hip-hop squelettique et de grunge perso. Juste avant la sortie officielle de l’album, Everett apprend la nouvelle qu’il redoutait: sa s£ur,  » ma plus grande fan », a réussi sa xième tentative de suicide. Il se retrouve alors au carrefour de la douleur la plus intime et de la reconnaissance – pour la première fois – de son talent musical. » J’étais au c£ur de la période la plus excitante et la plus inattendue de ma vie et ma seule pensée était Liz, explique-t-il . La juxtaposition de tels bas et de tels hauts arrivant simultanément était difficilement maîtrisable et totalement bizarre… »

A Londres, le dernier lecteur qui monte sur scène effeuiller quelques pages de Things… est Pete Townshend, l’âme des Who. L’adoubement du talent d’E par l’un des trois ou quatre auteurs-compositeurs majeurs du rock anglais est significatif: Townshend a compris l’insularité de Mark Oliver Everett, la singularité triomphante de son écriture, sa capacité de survie aux désastres. Après sa voisine fauchée par une maladie foudroyante, un roadie emporté par une crise cardiaque et deux cousins pulvérisés dans les attentats du 11 septembre 2001, E perd sa mère, victime d’un cancer du poumon. Cette insensée série noire sera la matrice de l’album Electro-Shock Blues paru en 1998, son magnum opus, son refus d’être enseveli sous le chagrin. Il faudra une décennie et quatre albums studio supplémentaires pour que l’introspection de E se concrétise dans un livre régénérateur. Joint par téléphone à Los Angeles quelques jours après son passage londonien, Eels confirme un nouvel état d’esprit.  » Je suis écrivain, encore plus préten- tieux qu’avant (rires). Mon regard vers le passé s’arrête ici. Désormais, c’est retour vers le futur… » Parole de vi- sionnaire.

(1) Pour l’instant, le livre n’est disponible qu’en anglais chez Little Brown. (2) Traduction libre.

Le double CD/DVD best of Meet The Eels et le triple CD/DVD d’inédits Useless Trinkets sont récemment parus chez Universal Eels est en concert le 4/03 au Cirque Royal, à Bruxelles. www.eelstheband.com

TEXTE PHILIPPE CORNET

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