Fragments d’Amérique

© Francesca Mantovani - éditions

Regina Porter se balade dans la généalogie de deux familles, l’une noire l’autre blanche. Un roman kaléidoscopique où résonnent le bruit et la fureur.

On entre dans le primo-roman de Regina Porter comme dans une pièce de théâtre: en commençant par la présentation sur deux pages des acteurs (une trentaine de noms), de l’époque (du milieu des années 50 à la première année de présidence de Barack Obama), des lieux de l’action (Long Island, Memphis, le Vietnam…). Le ton est donné. On va voyager, dans le temps et dans l’espace, et on va croiser beaucoup du monde.

Une sensation de tournis très vite confirmée avec les entrées en scène successives des deux personnages pivots de cette épopée américaine brassant la petite et la grande histoire: d’un côté, James Samuel Vincent, Blanc d’ascendance irlandaise ayant réussi à s’extirper de son milieu social modeste du Maine pour devenir avocat à New York; de l’autre Agnes Miller, brillante étudiante noire originaire du comté de Buckner, Géorgie, dont le destin va basculer un soir de 1966 quand elle est abusée par deux flics sous le regard de son petit ami impuissant. Quelques jours plus tard, elle quittera ce Sud étouffant et hostile pour aller s’installer dans le Bronx et fonder une famille avec un homme à la conscience tourmentée qu’elle connaît à peine, dans une tentative désespérée de tourner la page et le dos aux discriminations et à la violence.

Fragments d'Amérique

Chaos ordonné

Deux trajectoires qui n’étaient pas censées se rencontrer dans ce pays coupé en deux. Si pas géographiquement, du moins mentalement. Sauf que le destin en a décidé autrement. Tout au long d’un récit fragmenté servi en pièces détachées, les membres des deux familles -auxquels il faut encore ajouter les Camphor, lignée blanche unie aux Vincent par les liens de l’infidélité de Barbara Camphor, maîtresse de James- ne vont cesser de se croiser. Parfois furtivement. Parfois durablement, comme quand Rufus, le fils de James, épouse Claudia, la fille d’Agnes. Signe que quand l’amour s’en mêle, galvanisé par une passion commune pour deux monstres sacrés de la littérature, James Joyce pour l’un, Shakespeare pour l’autre, les préjugés fondent comme le beurre dans la poêle. Même si le reste du temps, ils pourrissent les existences des uns et des autres, érigent des murs, brisent des amitiés naissantes. Autant de blessures et de rancoeurs qui laissent des traces.

On saute de branche en branche, de minorité en minorité (Noirs, Juifs, lesbiennes…), dans cette forêt généalogique touffue où les dialogues à la Hemingway claquent comme des coups de fouets. Si on se perd parfois un peu dans les dates et dans les noms (d’où l’utilité du répertoire liminaire), c’est pour mieux se laisser porter par la valse décoiffante des points de vue singuliers confrontés aux injustices et à la lâcheté.  » On est fatigués. Et les gens fatigués ne peuvent se donner aucun qualificatif -quand ils sont en fuite permanente« , résume Claudia.

Au récit chronologique charpenté, Porter privilégie un dispositif impressionniste d’une inventivité formelle implacable, n’hésitant pas à brouiller les frontières romanesques en glissant ici et là des photos d’archives. Manière d’inscrire son récit dans une perspective documentaire et de rappeler que la fiction n’est jamais loin de la réalité. Ou vice versa. Un puzzle émouvant dont les pièces éparpillées (un indice en apparence anodin resurgit parfois 100 pages plus loin) dévoilent au final le vrai visage de l’Amérique, avec ses cicatrices, ses failles, ses non-dits.

Ce que l’on sème

De Regina Porter, éditions Gallimard, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, 368 pages.

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