ADAPTANT PATRICIA HIGHSMITH, TODD HAYNES SIGNE UN FILM INCANDESCENT, L’HISTOIRE D’AMOUR DE DEUX FEMMES QUE TOUT SÉPARE A PRIORI DANS LE CLIMAT SOCIAL DE L’AMÉRIQUE DES ANNÉES 50 BALBUTIANTES. UN PUR CHEF-D’OEUVRE, TRANSCENDÉ PAR CATE BLANCHETT ET ROONEY MARA.

Six longs métrages et une mini-série télévisée en 25 ans: Todd Haynes est un cinéaste parcimonieux. Ses films n’en sont que plus précieux, et la présentation de Carol aura constitué l’un des événements de la dernière levée cannoise, consacré par le prix d’interprétation octroyé à Rooney Mara, qui aurait du reste pu légitimement se transformer en (Palme d’) or, mais c’est là une autre histoire. A l’instar d’un George Cukor avant lui, le réalisateur californien (il est né à Los Angeles, en 1961) s’y impose, un peu plus encore, comme un exceptionnel portraitiste de la femme. Far from Heaven puis Mildred Pierce sont passés par là, en effet, ce nouvel opus s’inscrivant dans une lignée particulièrement inspirée. « Nous déplorions, Sandy Powell (1) et moi, lors d’une cérémonie au Museum of the Moving Image, la pénurie de films reposant sur des personnages féminins. Elle m’a alors annoncé être sur le point de s’atteler à l’un de ces « frock films », avec Cate Blanchett, et développé par Elizabeth Karlsen d’après un roman de Patricia Highsmith. Et moi de me dire: « Wow. » Un an plus tard, la production cherchait un réalisateur, mon téléphone a sonné, et voilà. » Ce qui s’appelle une combinaison gagnante, en tout état de cause…

L’oeuvre de Patricia Highsmith a toujours été fort prisée du cinéma, du Strangers on a Train d’Alfred Hitchcock, dès 1951, au récent The Two Faces of January de Hossein Amini, en passant par des films aussi mémorables que le Plein soleil de René Clément ou The Talented Mr. Ripley d’Anthony Minghella. A la différence de la plupart de ses romans, Carol, paru en 1952 sous le titre The Price of Salt, n’offre pas d’arrière-plan criminel. Décrivant une relation lesbienne s’épanouissant dans une Amérique puritaine, le livre a par ailleurs connu un destin indécis, étant publié sous le pseudonyme de Claire Morgan, et devant donc attendre plus de 60 ans avant d’être porté à l’écran. « Il n’a pas été édité sous son nom propre avant les années 80, observe le réalisateur. Auparavant, il avait été versé dans le trou noir de la fiction lesbienne perverse ou, à tout le moins, dans une catégorie underground et marginale. »

Située dans le New York du début des années 50, c’est là l’histoire d’amour de deux femmes d’âge et de condition différentes, qui vont se heurter de plein fouet aux conventions et au climat social de l’Amérique de l’époque. Le parallèle avec Far from Heaven est, bien sûr, tentant, Todd Haynes y apporte pourtant un bémol. « S’il y a un élément qui relie l’ensemble de mes films, c’est le fait qu’ils se déroulent tous dans le passé. J’ai besoin d’une certaine distance. Même Safe se passait quatre ou cinq ans avant le moment où il a été tourné. Mais les fifties de 52 et 53 que l’on voit dans Carol me semblent fort différentes de celles de 57 dans Far from Heaven. J’étais beaucoup plus intéressé, au moment de tourner ce film, par le mélodrame, sirkien en particulier, que par la réalité des années 50. Je voulais que les personnages aient l’air de sortir d’un studio de Los Angeles. C’est fort différent dans le cas présent, où je me suis notamment inspiré du photojournalisme et des photographies d’art de l’époque. Les docudrames tournés alors à New York m’ont également fourni beaucoup d’informations. New York City était une ville déliquescente, terne et sale, comme l’avait laissée la fin des années 40; rien à voir avec les surfaces rutilantes du Connecticut suburbain des drames domestiques de Douglas Sirk. »

Pour donner un cachet fifties réaliste à son film, Haynes s’est reporté sur Cincinnati, tant la signalétique de certains quartiers que l’architecture des immeubles d’avant-guerre s’y prêtant idéalement à la reconstitution -particulièrement soignée, pour le coup. Une attention encore soulignée par le recours au Super 16 mm, à la texture voisine de celui du 35 mm qui faisait autorité dans le cinéma d’alors. Classique dans sa forme, Carol ne verse pas pour autant dans le travers muséal, ses deux protagonistes faisant vibrer la toile d’une intensité ayant le don de transcender le temps. S’il a privilégié l’aspect documentaire dans ses recherches, le réalisateur a aussi visionné des films racontant des histoires d’amour, pour observer comment la subjectivité s’y déployait, partant du fait que le roman de Patricia Highsmith était écrit du point de vue exclusif de Therese, la plus jeune des deux femmes. Et le réalisateur de s’attarder sur une inspiration majeure, celle de Brief Encounter, le chef-d’oeuvre de David Lean. « Tout y tourne autour du point de vue de Celia Johnson, même si on ne le découvre qu’incidemment. Au début du film, dans le salon de thé de la gare, Celia Johnson et Trevor Howard apparaissent pour ainsi dire comme des figurants. Petit à petit, on réalise que l’histoire va tourner autour de cette femme. Et ce n’est qu’à la fin, lorsqu’on a fait un cercle complet et que l’on en revient à cette scène, que l’on réalise à quel point elle était cruciale. Dans notre scénario, nous répétons la scène de départ avec un « MacGuffin » (2) constitué par l’élément masculin qui n’est pas le coeur de l’histoire, tout en déplaçant la subjectivité de Therese vers Carol. La personne la plus vulnérable, la plus amoureuse et la plus déterminée à poursuivre l’autre occupe désormais notre point de vue. »

Le désir de l’impossible

Au-delà de son habileté, le procédé permet à Todd Haynes d’ausculter une relation amoureuse aux contours mouvants dans sa dynamique changeante. Les sentiments y sont mis à l’épreuve de la réalité divergente des deux femmes -l’une, à l’aube de s’aventurer dans le monde; l’autre, devant potentiellement y sacrifier la garde de sa fillette en plus de solder un mariage malheureux-, comme des interdits de l’époque. Et leur attirance mutuelle de les emporter dans un tourbillon émotionnel. « Les histoires d’amour sont pavées d’obstacles, relève le cinéaste. Et les meilleures d’entre elles nous laissent suspendus au désir de voir se produire l’impossible, comme, par exemple, la survie de Roméo et Juliette. Un film comme Brokeback Mountain ne pouvait se situer que dans le passé, et à l’endroit le plus improbable pour qu’y naisse une relation amoureuse entre deux hommes. A l’époque, les homosexuels, hommes et femmes, devaient savoir ruser pour naviguer en secret dans le monde… » Un postulat valant, à l’évidence, pour le début des années 50 -cette période pendant laquelle la société américaine se devait de « suivre un modèle unique »-,et l’histoire de Carol Aird et Therese Belivet. « Il y a une phrase dans le roman, où Therese dit: « I would call it love, except that Carol was a woman. » Comme s’il n’y avait pas de syntaxe appropriée. Il n’y a pas d’exemple au monde de ce qu’elle ressent ni de ce qu’elle désire, et elle ne peut pas vraiment le concevoir. » Mais bien l’éprouver jusqu’au vertige, manière aussi de suggérer l’universalité d’un propos convoquant l’amour, et la confusion pouvant en résulter.

Au-delà de sa teneur romantique et dramatique, le film de Todd Haynes invite encore forcément à une lecture politique. « L’hypocrisie sociale et politique, de même que l’oppression m’ont toujours intéressé, opine-t-il. Je pense que c’est la raison pour laquelle je suis porté vers les films consacrés aux femmes: leur vie ploie plus souvent sous le fardeau de la pression sociale et des limitations. On ne peut raconter leur histoire sans prendre en compte l’élément social, et cela revêt pour moi une dimension à la fois politique et critique. » Sous ses tonalités sensuelles, Carol bat ainsi en brèche force préjugés. Et le film, s’il cerne le climat ambivalent qui présidait aux fifties américaines, sait aussi le dépasser, à la suite de ses deux lumineuses héroïnes s’affranchissant des carcans de l’époque pour partir à la rencontre de leur vérité. Mouvement auquel Cate Blanchett et Rooney Mara apportent un éclat proprement bouleversant, nourri de cet élément, guère moins mystérieux que l’amour, que l’on appelle l’alchimie…

(1) LA CHEF COSTUMIÈRE ATTITRÉE DE MARTIN SCORSESE, OSCARISÉE NOTAMMENT POUR THE AVIATOR, PAR AILLEURS COLLABORATRICE DE TODD HAYNES POUR VELVET GOLDMINE ET FAR FROM HEAVEN, AVANT CAROL.

(2) PRÉTEXTE NARRATIF, DONT LE CONCEPT A ÉTÉ DÉFINI PAR ALFRED HITCHCOCK.

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Cannes

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