RÉALISATEUR ENGAGÉ, STÉPHANE BRIZÉ PREND LA MESURE DES ENJEUX HUMAINS D’UNE ÉPOQUE EN PROIE À LA VIOLENCE SOCIALE…

Invité surprise de la dernière compétition cannoise, La Loi du marché aura fait souffler un vent de fraîcheur bienvenu sur la Croisette. Pour son sixième long métrage, Stéphane Brizé prend la réalité sociale de l’époque à bras-le-corps, à travers le parcours miné d’un homme à l’entame de la cinquantaine qui, après 20 mois de chômage et d’humiliations à répétition, va dénicher un boulot de vigile pour se trouver aussitôt confronté à un dilemme moral -Jusqu’où s’agit-il d’accepter de courber l’échine pour garder son emploi, en effet? Plaçant l’humain au coeur de son questionnement éthique, le film, porté par un extraordinaire Vincent Lindon, aura le don de secouer les festivaliers -de quoi élargir encore le sourire de son auteur, rencontré à l’abri du tumulte au lendemain de la projection officielle…

Comment la nécessité de tourner ce film s’est-elle imposée?

Les histoires de mes films précédents tournaient autour de dysfonctionnements intimes, au sein de la famille. Et puis, quelque chose, dans mon parcours personnel, s’est assez apaisé pour que je puisse ouvrir des portes vers l’extérieur. Le rapport de l’homme et de son environnement me passionne, la manière dont cet environnement peut modifier un être, et ce qu’un individu est prêt à accepter à l’intérieur d’un système. Tout le monde se pose ces questions au quotidien, sans forcément se le dire: où que l’on se positionne, on est confronté aux grandes questions d’éthique, de philosophie. Dans le cas du film et de Thierry, on parle de survie. Mais ces questions se posent à vous comme à moi: est-ce que je travaille pour tel journal ou pour un autre? Pour tel salaire? Est-ce que je tourne tel type de film? Est-ce que j’accepte un chèque de 500 000 euros pour faire une merde?

La Loi du marché a-t-il été guidé par l’indignation?

Il y a de l’indignation, mais j’éprouve un autre sentiment, de l’ordre du dégoût. Je suis écoeuré par ce que je vois, et ce que je lis. Toutes ces informations dramatiques en témoignent: notre société est en guerre, il y a des morts tous les jours, qui sont ces ouvriers laissés sur la touche. Le désastre humain est terrible. On résume la situation aux chiffres mensuels du chômage, qui évoluent d’une décimale, ce qui minimise leur importance. Mais ces décimales représentent beaucoup de gens; chaque fois que l’on met un individu à la place d’une décimale, on prend la mesure de cette tragédie. Transformer un chiffre ne disant pas grand-chose en individu et en humanité m’est apparu comme une nécessité essentielle.

Comment expliquez-vous l’impression d’apathie face à un système plus brutal que jamais?

La première chose tient à la perte d’une identité politique. On ne croit plus à certaines valeurs, ou à un discours politique profond, plutôt qu’à celui qui fait de l’écume. Et puis, les patrons ont réussi quelque chose d’extrêmement fort, à savoir qu’ils ont convaincu les ouvriers qu’il ne servait à rien de se solidariser. La peur, l’inquiétude de perdre son travail sont tellement grandes qu’ils ont fini par croire qu’il valait mieux défendre sa petite parcelle, alors que dans l’histoire, c’est toujours réunis que les ouvriers ont gagné des batailles. On en arrive à cette phrase extraordinaire de Warren Buffet: « La guerre des classes existe, bien sûr. Et je suis obligé de vous dire que c’est nous, les riches, qui l’avons gagnée. » C’est d’une lucidité et d’un cynisme absolus.

Vous refusez cependant la résignation…

Je ne suis pas au quotidien dans la situation de survie de Thierry. Mais les questions éthiques se posent aussi sur l’économie de mes films. Quand on fait un film comme La Loi du marché, la question de l’argent, et de la façon dont on va le répartir au niveau des salaires se pose. C’est un film à tout petit budget, mais on a payé les ouvriers au tarif le plus fort. Avec Vincent, on est devenus coproducteurs du film, et on a réparti l’argent autrement. Je ne veux pas me résigner à l’idée de ne plus pouvoir faire les films que je veux parce que le système les finance de plus en plus difficilement. Il s’agit donc de trouver des stratégies qui intègrent les facteurs économique, technologique et artistique. Je ne veux pas être victime de la loi du marché.

JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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