Elle est bétonnée dans la Constitution (article 23, qui garantit le droit de « mener une vie conforme à la dignité humaine« ) mais il faut croire que des forces supérieures à la Loi orchestrent désormais les rapports entre individus. Des forces supérieures qui affichent en façade un certificat de moralité pour faire bonne impression mais qui en coulisse s’essuient les pieds sur les valeurs étalon de la démocratie dès lors qu’elles entravent leurs projets de conquête.

Ce double langage, assorti d’un asservissement de l’intérêt collectif à des enjeux particuliers, crée un malaise profond dans la société dont rend compte à sa manière elliptique la fiction. Souvent en appréhendant le problème par le petit bout humain de la lorgnette, au dernier échelon -celui des sans-grades, des pions interchangeables- de la chaîne de réaction provoquée en amont par les petits et grands arrangements avec la morale.

L’un des films en compétition à Cannes qui a marqué les esprits illustre justement cet enlisement insidieux dans les sables mouvants de la compromission. Ou comment un homme digne mais ordinaire, donc sans pouvoir, se voit passer la corde autour du cou par un système vicié par la logique implacable de la rentabilité, cette Loi du Marché qui donne son titre au film. Incarné par Vincent Lindon, Thierry désespère de retrouver du boulot. Il tente de faire bonne figure pour ses proches mais se sent dévasté de l’intérieur. Quand enfin il est engagé comme vigile dans un supermarché, il pense être sorti d’affaire. Sauf que très vite, il va se prendre la dure réalité d’un monde impitoyable avec les faibles en pleine face. Car le voilà rabaissé au rang de collabo d’une politique de dénonciation aveugle et systématique, de quoi mettre au supplice sa conscience.

Un arc narratif tendu qui en rappelle d’autres remuant la même mouise sociale et explorant les mêmes vertiges éthiques, comme Le Couperet de Costa Gavras (2005), Ma Part du Gâteau de Cédric Klapisch (2011) ou, plus près de nous, Deux jours, une nuit des frères Dardenne (2014). A chaque fois, un individu hors-jeu se retrouve contraint de porter le fardeau moral largué d’en haut, avec en toile de fond cette question lancinante: peut-on tout accepter pour garder son job? Le pire c’est qu’il n’y a sans doute pas de « bonne » solution: soit vous gardez la tête haute et vous vous retrouvez sur le carreau où la précarité vous bouffera de toute façon ce qui vous reste de dignité, soit vous courbez l’échine pour rester dans le jeu mais avec un sale goût dans la bouche et une image de vous-même en miettes. Perdant à tous les coups… Avec des effets à géométrie variable: dans A Touch of Sin de Jia Zhangke, las de la corruption semée par le libéralisme sauvage, un mineur finit par faire un carnage. Sous-entendu: si je ne peux pas remettre le monde sur le droit chemin, qu’il crève. Dans A Most Violent Year de J.C. Chandor, qui pose les mêmes questions éthiques mais dans le contexte du New York pourri des années 80, le héros incorruptible qui lutte contre la mafia du pétrole arrive à ses fins mais a dû pour cela se salir les ongles. Assez en tout cas pour se sentir désabusé et avoir sérieusement amoché ses illusions.

La faute à qui? Au mirage de l’individualisme, répond Mark Hunyadi, professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain. Dans La Tyrannie des Modes de Vie, l’intellectuel épingle le paradoxe d’une société qui valorise par-dessus tout la liberté individuelle mais laisse aux mains des acteurs économiques, sans aucun filet éthique et démocratique donc, le soin de déterminer les règles qui affectent le plus notre vie quotidienne: avoir un compte en banque, être évalué en permanence, vivre dans un monde technologisé… Autrement dit, on a donné quelques biscuits aux individus (en leur demandant leur avis sur tout et sur rien, par exemple) pour les endormir pendant qu’on leur passait en douce la laisse libérale qui en ferait des esclaves. Il est peut-être temps de se secouer les puces…

PAR Laurent Raphaël

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