Esthétique de la boisson

Le duo Ruppert & Mulot s’associe à Olivier Schrauwen pour dynamiter le récit de piraterie et faire d’un poivrot le personnage central. radical.

On avait un peu tendance à l’oublier à force de les édulcorer, même si Stevenson en figeait déjà l’archétype dans son Île au trésor: les pirates étaient vraiment des sales types. De purs gibiers de potence sans morale ni limites, capables de tout et surtout du pire,  » à moitié tarés, brûlés par les maladies liées à l’alcool« , comme les décrit Jérôme Ruppert, tiers du trio infernal à la manoeuvre de ce Portrait d’un buveur, inclassable, iconoclaste et en tout point atypique. Sur le sujet d’abord: on va donc suivre ici les péripéties de la vie floue et avinée de Guy le charpentier entre bagarres, batailles, soûlographie, meurtres et scandales. À quai, Guy erre de bar en bar et zigouille les noblions qui le cherchent; en mer, Guy se planque pour éviter les combats, fait d’un jeune moussaillon sa petite âme damnée et complote pour sauver sa peau, la seule qui lui importe quand il ne s’oublie pas lui-même dans les lampées de rhum et les vapeurs de l’alcool. Le tout dans un état de plus en plus avancé de delirium tremens, et même sous les yeux de ses victimes, qui se multiplient tout au long du récit et l’observent derrière le rideau séparant les morts et les vivants -une des nombreuses idées narratives de ce récit, absolument unique en son genre, même dans les bibliographies de ses trois auteurs, ici au sommet de leur art et de leurs approches plastiques.

Esthétique de la boisson

Chanson de geste

On connaissait déjà les univers à l’esthétique très personnelle du duo français Ruppert & Mulot d’un côté (avec leurs personnages sans visage, la finesse de leur trait au Rotring et leurs dialogues crus en complet décalage), du Belge Olivier Schrauwen de l’autre (avec ses références à la peinture flamande et son usage des couleurs); on ne pouvait soupçonner comment l’ensemble allait pouvoir se combiner. Quatre ans de travail et de remises en question, parfois douloureuses, ont donc été nécessaires pour faire atterrir cet ovni qui multiplie les gestes artistiques et les envolées narratives: cases en noir et blanc qui côtoient des cases en couleur ou en bichro, traces brutes de gouache, grandes illustrations silencieuses, cases dans les cases, délires psychédéliques… Portrait d’un buveur impose son absolu radicalisme, pourtant en parfaite harmonie avec la vie radicalement décousue de leur ivrogne d’antihéros. Plus encore que la collaboration de Ruppert et Mulot avec Bastien Vivès ( La Grande Odalisque), déjà chez Aire Libre, ce nouveau travail à six mains, complexe mais enthousiasmant, en fait d’emblée un des grands livres de l’année, voire de la décennie, tant il ouvre de nouvelles perspectives. À l’abordage!

Portrait d’un buveur

D’Olivier Schrauwen, Florent Ruppert et Jérôme Mulot, éditions Aire Libre/Dupuis, 184 pages.

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