LES SCANDALES CAUSÉS PAR LES FILMS DE GASPAR NOÉ NE RÉSUMENT PAS L’IMPACT DE CET ORIGINAL SURDOUÉ, OSANT TOUT AVEC UNE FOLLE INSPIRATION.

En 1998, Seul contre tous venait comme un coup de poing en pleine gueule d’une France frileuse, refusant de se regarder en face. Parcours d’un ex-boucher chevalin râleur, frustré, vomissant sa bile contre la société dans un délire célinien, le film annonçait la montée d’une vague qui allait porter Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles françaises de 2002(1). Son réalisateur, Gaspar Noé, allait être décrété réac, voire facho et raciste par quelques imbéciles. D’autres allaient le clouer au pilori du politiquement correct avec plus de retenue, stigmatisant la forme de son film pour ne pas devoir aborder son brûlant et dérangeant contenu. La même lâche tactique (ne pas considérer le film pour ce qu’il est) fut employée contre Irréversible quand il fit éclater le scandale au Festival de Cannes 2002, un mois exactement après la déflagration du premier tour des présidentielles…

« A Cannes -où tous mes films ont été montrés-, l’état d’esprit n’est pas un état d’esprit normal, commente le réalisateur. Les gens y vont pour s’affirmer, qu’ils soient critiques, comédiens ou cinéphiles. C’est une énorme fête collective, avec beaucoup de manque de sommeil, beaucoup d’hystérie. Les gens se chauffent là-bas comme s’ils étaient au Mondial de foot, avec toute la connerie qui va avec! La presse, qui sera bien plus mesurée à la sortie des films quelques mois plus tard, est là pour crier au génie ou au navet avant même d’en avoir vu la moindre image. Mes films se prêtent peut-être bien à ça: lynchage, haine ou au contraire parti pris positif… Moi, ça me convient. Des gens plus peureux, plus inquiets, préfèrent éviter Cannes: moi je suis habitué. Je sais que certains vont prendre mon film pour ce qu’il n’est pas et le fusiller sans procès. Irréversible contient des scènes de violence qui peuvent déclencher une poussée d’adrénaline chez le spectateur. Et cette adrénaline, une fois la projection terminée, peut se transformer en agressivité… » Et Noé d’élargir son propos: « Prenez Salo de Pasolini, le film transgressif majuscule. Il agresse le spectateur, mais il a un discours, un point de vue, un message. Ce qui n’a pas empêché certains de s’arrêter au rejet physiologique qu’il crée. »

Tabous

S’il s’attendait un peu aux réactions de rejet vis-à-vis d’Irréversible en 2002, Noé est surpris de celles qui visent aujourd’hui Love (lire par ailleurs). « Le film n’est pas forcément fleur bleue, mais il est totalement dépourvu d’agressivité. J’ai vraiment l’impression que les articles haineux publiés à son sujet en disent plus sur la personne qui écrit que sur le film lui-même… » Se pourrait-il que le sexe reste plus tabou que la violence? « Vous avez cette violence habituelle et codée qui est celle du cinéma de genre, polar ou horreur, où on sait toujours que le sang est faux, que la balle est fausse. Cette violence, qui pouvait choquer en 1969 quand Peckinpah sortait The Wild Bunch, est vue aujourd’hui comme un spectacle jouissif. John Woo et Tarantino sont passés par là… » Et le cinéaste d’évoquer ses amis « capables d’apprécier Cannibal Holocaust et qui pourtant n’iront pas voir le Amour de Michael Haneke, parce qu’ils y appréhendent une autre violence, intime, liée à la maladie, à la vieillesse, à la décadence du corps et de l’esprit, et qu’ils préfèrent ne pas regarder… »

Le sexe, Gaspar Noé pense « qu’il ne va pas choquer les gens dans un contexte conditionné, celui du film x. Mais il les bouscule encore quand il arrive hors de ce contexte, dans un film sur l’amour comme Love. J’ai simplement voulu y montrer de manière crédible, dans le cadre d’une passion, une des choses que les amants font quand ils sont passionnés, c’est-à-dire l’amour. Parce que je le fais dans un film commercial, qui est présenté dans un festival prestigieux, ça pose subitement problème… Mon film s’inscrit pourtant dans une lignée de films des années 70 qui ont déjà montré ce type d’images. »

Les années 70! Leur première moitié a vu fleurir des films transgressifs majeurs, tant sur le plan sexuel que sur celui de la violence, avec A Clockwork Orange, Deliverance et Straw Dogs. « Sam Peckinpah a ouvert la voie. Il devait réaliser Deliverance, qui lui a été retiré pour être confié à John Boorman. Alors il a réalisé Straw Dogs… Etait-ce la fin de la guerre du Viêtnam? Celle du mouvement hippie? En France et en Italie, aussi, plein de choses sulfureuses s’affichaient. Le magazine Harakiri a vu son audience et son influence exploser… Du cinéma A au cinéma Z en passant par le cinéma B, cette décennie fut historique! »

Un besoin de scandale?

« Quand Irréversible est sorti, Internet existait déjà, bien sûr, mais YouTube n’était pas encore ce gigantesque déversoir à images qu’il est devenu aujourd’hui, commente Noé. Aujourd’hui, les images de violence les plus terribles, les images de sexe les plus crues sont partout sur Internet. Le cinéma est un art vieillot et timoré, comparé à ça… En deux clics, vous pouvez voir une exécution sommaire, une décapitation… A l’époque d’Irréversible, il y avait peu de choses aussi choquantes. J’avais vu une VHS où un homme prenait une balle dans la tête, au Liban. La moitié de la tête partait sous l’im

pact. Ça m’avait tellement choqué que j’en avais fait la référence pour la scène du meurtre à coup d’extincteur… La vraie cruauté est issue de documents, pas du cinéma. »

Comme Irréversible, Love est interdit aux moins de seize ans. Une censure qu’accepte le réalisateur. « Ce n’est pas parce qu’un enfant de onze ans peut accéder au pire sur son ordinateur qu’il faut renoncer à le protéger au cinéma. La projection en salles, dans le noir, devant un grand écran, amène une identification très forte, et dans le cas de mes films un état proche du rêve, une transe hypnotique que je vise et qui peut marquer profondément, qui peut donner au spectateur l’impression d’avoir un peu vécu ce qui se passe sur l’écran. Ce qui n’est pas le cas du petit écran, donc de YouTube sur un ordinateur… »

Sa lucidité honore Gaspar Noé, un artiste aucunement dupe des scandales à répétition qui accompagnent ses films. « Le Festival de Cannes a un besoin quasi organique de fournir un scandale par édition, conclut-il. Cette année, au vu de la sélection, il n’y en avait aucun d’évident. Alors in extremis on a sélectionné mon film hors compétition, en séance de minuit. Tout le monde a dit: « Voilà, cela sera le scandale du festival! » Un mois avant de voir la moindre image de Love »

(1) UN AUTRE OVNI CINÉMATOGRAPHIQUE LE FAISAIT AUSSI, MÊME SI DE MANIÈRE MOINS EXPLICITE: LA VIE DE JÉSUS (1997) DE BRUNO DUMONT.

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