D’ÉDOUARD LOUIS, ÉDITIONS DU SEUIL, 224 PAGES.

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Dès la première page, le ton est donné: « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. » Quelques lignes plus loin, Eddy Bellegueule se fait cracher au visage par un grand roux croisé dans le couloir de l’école, qui assaisonne son geste d’un assassin: « Prends ça dans ta gueule. » Son crime? Un air efféminé, un gabarit trop frêle, une réticence à jouer les durs, soit autant de manquements coupables à un déterminisme sociologique qui définit la masculinité selon des critères archaïques dans ce milieu populaire du nord de la France. Faute de rentrer dans le moule, de montrer qu’il a « des couilles« , Eddy sera traité de « pédé », de « tantouze », de « baltringue », de « fiotte », etc. Aux injures se joindront bientôt les coups quotidiens, à l’abri des regards, pour ne pas ajouter l’humiliation à la douleur et à la honte.

A la maison, ce n’est guère mieux. Entre un père alcoolique et dépressif, une mère aigrie accro à la télé et des frères et soeurs s’emparant sans broncher du témoin de l’ignorance, du décrochage scolaire et d’un avenir bouché (caissière ou coiffeuse pour les filles, ouvrier pour les garçons), le jeune Eddy lutte contre sa vraie nature, fait mine de s’intéresser aux filles, de jouer au foot. Personne n’est pourtant dupe de son manège, sa différence le condamnant à un rejet plus ou moins hostile, plus ou moins déclaré, comme si la « tare » était plus forte que l’amour, même s’il affleure maladroitement ici et là. La morsure est d’autant plus vive que l’ado n’imagine pas un instant que d’autres modèles existent, la culpabilité infligeant du coup comme une double peine.

Eddy Bellegueule, c’est Edouard Louis, l’auteur, avant son changement de nom, avant sa métamorphose, avant sa fuite miraculeuse vers un horizon social moins toxique, le jeune lycéen ayant saisi la rampe de l’éducation nationale pour se hisser vers les sommets de la vie intellectuelle parisienne à 22 ans à peine… Incroyable destin qui voit cet enfant du quart-monde devenir étudiant en troisième année à Normale Sup’ et prendre la tête du palmarès des ventes avec ce brûlot qui pique à la gorge et remet en selle une littérature de combat, sans concession, sans artifices, dans la lignée d’un Hervé Guibert pour l’élégance autocombustible, d’une Annie Ernaux ou de son mentor Didier Eribon (à qui il dédie d’ailleurs le roman) pour la peinture réaliste. Une école du calvaire social à laquelle on peut également raccrocher Emmanuelle Richard, dont le roman La Légèreté sonde les mêmes eaux identitaires troubles (lire page 16).

Mais c’est Bourdieu (auquel le jeune prodige a consacré l’an passé un essai) qui est en quelque sorte l’architecte de cet édifice littéraire impressionnant, Edouard Louis étançonnant ce récit où s’entrechoquent deux couches de langage -celui du lettré et celui, fracassé et violent, de la classe ouvrière- avec des poutres sociologiques qui lui donnent une résonance universelle et une dimension politique rafraîchissante. Car plus qu’un simple portrait de la France d’en bas, il s’agit avant tout du procès d’un système qui fabrique la misère intellectuelle et sociale à la chaîne. On est loin de la carte postale syndicale, du mythe des bons vivants faisant contre mauvaise fortune bon coeur. Le milieu que dépeint l’auteur est une machine à broyer les ambitions et à castrer toute forme d’émancipation. Soit on tient sa place, soit on morfle, soit on fuit comme Eddy pour se réinventer ailleurs. Une sacrée claque!

L.R.

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