Expérience extrême, Vinyan voit l’actrice s’aventurer en terrain incertain. Elle en parle avec passion.

Le cinéma du Panthéon, à deux pas de la Sorbonne. C’est là, dans le restaurant dont la décoration a été confiée à Catherine Deneuve, que l’on retrouve Emmanuelle Béart. Direction la terrasse bai-gnée d’un soleil de fin de saison, afin d’échapper au brouhaha de la salle. Emmitouflée dans un lainage noir, arrachant l’une ou l’autre bouffée à une fine cigarette, l’actrice répond aux questions d’une voix qu’elle a discrète, assortie à l’occasion d’un sourire qui ne l’est pas moins. Laissant aussi aux mots le temps d’atterrir en douceur – loin, si loin, de la frénésie explosant dans Vinyan de Fabrice Du Welz, un film dont elle parle avec passion.

Focus: l’univers de Fabrice Du Welz vous était-il familier?

Emmanuelle Béart: d’un point de vue cinématographique, non. Je n’avais jamais rencontré de metteur en scène qui filme, transcende et transgresse de cette façon. Mais son univers surréaliste, impressionniste, organique, son monde de fantasmes et de pulsions ne m’était pas totalement étranger. La rencontre avec son cinéma a généré en moi l’envie, le désir et la sensation que sa caméra était à l’image du chaos absolu, du flux incessant d’émotions contradictoires qui habitent ses personnages, et qui vont de la pulsion à la répulsion, du désir à la négation, au déni, à l’accusation et à la paranoïa. A ce niveau, son univers ne m’était pas étranger; des êtres humains comme ça, j’en ai rencontrés.

Comment atteint-on un état où l’on puisse se fondre dans ce chaos?

On lâche ses bagages, ses théories, on fait confiance à son instinct, on travaille au quotidien, on n’intellectualise pas. C’est une question d’abandon, et on ne peut pas s’abandonner avec n’importe qui, il faut bien regarder la personne.

Cela se joue donc au moment de la rencontre avec le metteur en scène…

Bien sûr. C’est Calvaire, aussi. Et les yeux de quelqu’un, la façon dont il vous raconte une histoire. Un film consiste à raconter une histoire, mais c’est aussi se la raconter, une communion. Quand on prend le premier verre avec quelqu’un, on sait si on a quelque chose à se dire. Je crois vraiment à cette rencontre vierge de tout. Plus qu’un déclic, c’est de l’ordre du désir. Chaque film est une réponse à une question latente qui est là, une zone de soi ayant besoin de s’exprimer. On est en attente, et quelque chose fait qu’on rencontre la bonne personne, au bon moment. Six mois plus tard, peut-être que l’on refuserait.

Quel type de réponse un film peut-il vous apporter?

Il est très difficile de dire exactement pourquoi on a le sentiment de n’avoir pas rapetissé mais grandi. Vinyan est un film extrêmement humain, en ce sens que son point de départ est très réaliste et de l’ordre de l’insoutenable, de l’inconsolable, puisqu’il s’agit de la douleur de la perte d’un enfant. Après, il s’agit d’un parcours initiatique sur la vie, la perte, le manque, et la confrontation à un monde où la mort n’a pas la même signification. Un film est toujours comme une petite lampe de poche qui vient éclairer des zones. Et c’est chaque fois une confrontation avec un être, le metteur en scène, qui est en lui-même une terre étrangère. Et avec une femme, que je vais interpréter, à qui je vais donner la vie ou qui va me la donner, il y a un échange.

Avez-vous appréhendé Jeanne, votre personnage, de manière intuitive ou en faisant des recherches matérielles?

Je n’ai pas pu, je n’en ai pas eu l’envie, j’aurais trouvé cela indécent, une forme de voyeurisme. Je savais avoir la capacité d’aller chercher en moi. Je ne pense pas que l’on puisse construire intellectuellement une sorte de stéréo-type du deuil d’un enfant. J’aime que ce film ne soit pas linéaire, à l’image du deuil d’ailleurs, qui est fragmenté, déstructuré.

Comment avez-vous vécu le côté physiquement éprouvant du tournage?

J’en ai profité. L’hostilité du terrain, de la nature, la pluie, le vent, les tornades, la difficulté de marcher, l’épuisement physique, psychologique, mental étaient tels que j’ai tout pris. A partir du moment où je dis oui, je vais jusqu’au bout. Ce n’est pas une question d’actrice, mais de tempérament. Et s’il m’arrive de me tromper, ça fait mal, mais là, ce n’est pas le cas.

L’épreuve constitue-t-elle un moyen de vous réinventer à chaque film?

Pas de me réinventer, de me trouver. J’ai une curiosité qui fera écho en moi et fera grandir une nouvelle zone, un autre espace de cette terre que je laboure qui est la mienne. Nous sommes notre instrument: certains jouent du violon, un acteur est son violon. Mais il faut être solide pour faire ce métier. Je suis très tellurienne, et cela m’aide: je sais fermer la porte et rentrer chez moi.

Votre filmographie, jusqu’à tout récemment Disco ou, aujourd’hui, Vinyan vous voit régulièrement vousreconfigurer…

J’ai cela en moi. Je suis un instrument aux multiples couleurs. J’entends toujours dire que nous n’exploitons que 10 % de notre cerveau, de notre corps, mais les acteurs sont obligés d’exploiter beaucoup plus. Que ce soit de l’ordre du vécu ou de l’imagination, je trouve cela passionnant – nous sommes en état d’acuité en permanence. On fait des bagages, on est plein de choses dont l’on croit qu’elles vont être utiles. Et puis, sur le terrain, c’est toujours le chaos, ce qu’on a préparé ne sert à rien, et c’est justement ce qui va être bon: s’abandonner, se lâcher, admettre qu’on passe un moment hors de sa vie, mais qui va s’y intégrer ensuite. Il y a avant tout pour moi une notion de plaisir: je vais faire un voyage, et je ne sais pas où je vais.

Tourner à intervalles réguliers avec quelqu’un comme André Téchiné est-ce placer quelques balises?

C’est parce qu’il y a André, Jacques Rivette ou qu’il y a eu Claude Sautet que je peux faire le reste. C’est comme la danse classique: une sorte de colonne vertébrale. On peut y voir une suite de paternités: sans eux, je ne serais pas là. Chaque fois que je retourne chez André, j’en reprends pour dix ans. J’ai besoin qu’à un moment donné, on me dépose devant sa porte.

Entretien: Jean-François Pluijgers, à Paris

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