COMMENT DEVIENT-ON ÉCRIVAIN? APRÈS QUEL PARCOURS? LA QUESTION A FORCÉMENT OCCUPÉ QUELQUES TABLES RONDES DU FESTIVAL AMERICA. TENTATIVE DE RÉPONSE AVEC QUATRE RÉCITS D’ÉPIPHANIES TYPIQUEMENT AMÉRICAINES.

AMY GRACE LLOYD: L’INFILTRÉE

MODÈLES: EDGAR ALLAN POE, TONI MORRISON, DAVE EGGERS.

C’est bien connu: le monde de l’édition regorge d’écrivains potentiels. Quoi de plus naturel que de se nourrir à la source en attendant secrètement son tour? Amy Grace Lloyd a 44 ans et une carrière d’éditrice impitoyable quand elle surprend avec Le Bruit des autres, premier roman conçu en toute discrétion. Intellectuelle typiquement East Coast, inconditionnelle de Grace Paley et James Salter, Lloyd a fait ses armes au New Yorker, à la New York Reviews of Books et surtout à Playboy, où elle a dirigé la fiction pendant six ans (publiant Stephen King ou James Ellroy). Un jour, son but change: défendre non plus les nouvelles des autres, mais son propre roman. « Du fait que j’étais constamment en contact avec la fiction, me mettre à écrire a semblé assez naturel dans mon parcours. Mon travail m’avait appris ce qui fait une bonne histoire. » Sa première fiction, elle la fomente toutefois en opposition farouche aux critères de publication régissant son milieu. « J’étais en révolte contre la tradition littéraire de Playboy, qui voulait que, à l’américaine, on écarte toute histoire dès qu’elle était trop intime ou intérieure. Je voulais au contraire un livre très simple, sur la beauté de l’isolement d’une femme et de la solitude. » Soit l’histoire de Celia, jeune veuve à qui son mari a légué un immeuble à Brooklyn, et de ses relations à ses locataires. Unanimement salué, Le Bruit des autres a entre-temps précipité la mise entre parenthèses temporaire d’une carrière d’éditrice. « C’est un peu comme sauter d’un avion sans parachute, mais je sens que j’ai besoin de me consacrer entièrement à l’écriture aujourd’hui. »

DERNIER LIVRE PARU: LE BRUIT DES AUTRES (STOCK).

DONALD RAY POLLOCK: L’OUTSIDER

MODÈLES: RAYMOND CARVER, JIM HARRISON, JOHN STEINBECK.

Il ne règne pas sur l’écriture aux Etats-Unis le même halo d’intouchabilité qu’en France. Considérée comme un « artefact » plutôt que comme un art, enseignée, partagée, désinhibée, l’écriture y est à tous ceux qui s’y essaient -on ne compte plus les écrivains ayant été pêcheurs de truite, bûcherons ou portiers dans une autre vie. Donald Ray Pollock (1954) est de ceux-là. Issu d’une ghost town de l’Ohio profond et ex-toxico, Pollock a travaillé 32 ans dans une usine de pâte à papiers de Chillicothe, dans laquelle son grand-père, puis son père ont pointé toute leur vie. Le jour de la retraite de son père, Donald Ray voit ce dernier s’affaler devant la télévision, et ne plus se relever. « Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose pour échapper au même destin. Que ça ne devait pas être si terrible de faire un livre. Et que si je n’étais arrivé à rien dans les cinq ans, je renoncerais. » Il suit un programme de Creative Writing à Ohio University, absorbe les livres d’écrivains du Sud comme Flannery O’Connor: « Les ploucs, les White Trash: je ne connaissais que ça! Et je découvrais qu’ils pouvaient devenir des sujets de romans. » Surtout, Pollock s’astreint à une méthode qui confine à l’autoformation fulgurante: « Chaque semaine, pendant deux ans, je me suis mis à réécrire entièrement à la machine à écrire une nouvelle d’un écrivain différent. J’ai appris plus de cette manière que dans n’importe quel cursus. »Suivront Knockemstiff et Le Diable, tout le temps, deux livres ahurissants de violence et de maîtrise qui ne cachent pas leur terreau. « L’endroit où j’ai grandi avait une terrible réputation. Moi je ne comprenais pas pourquoi les gens faisaient toute une histoire de ce coin. Je me suis contenté d’écrire ces choses qui se passaient autour de moi. Et d’augmenter la violence des faits de 30 à 40 degrés. »

DERNIER LIVRE PARU: LE DIABLE, TOUT LE TEMPS (ALBIN MICHEL).

ROBERT GOOLRICK: LE COPYWRITER DÉCHU

MODÈLES: F. SCOTT FITZGERALD, SALMAN RUSHDIE, DON DELILLO.

Pour pas mal d’auteurs luttant pour être publiés, la publicité s’est avérée une vraie école -rémunératrice, et formatrice, élevant la punchline, l’écriture sous contrainte et l’autopromotion au rang d’art. Après s’être rêvé peintre ou acteur, Robert Goolrick (Virginie, 1948) part vivre son rêve new-yorkais (« là où les gens des petites villes vont pour faire et dire ce qu’ils ne peuvent faire ou dire là d’où ils viennent« ), oublie l’écriture et entre au service d’une boîte de pub tentaculaire. Il s’enfile un litre de gin par jour et de la coke pour noyer sa dépression chronique. A l’approche de la cinquantaine, il est salement viré du jour au lendemain -une authentique chute de building qui n’est pas sans rappeler celle du générique de Mad Men. Ce retour de bâton du capitalisme-roi viendra révéler un destin d’écrivain en germe, creusant le refoulé d’une histoire familiale lourde. « Je me souviens très bien comment c’est arrivé. J’étais au volant, et soudain, j’ai eu une image mentale très puissante: celle d’un jardin new-yorkais qui reste coincé en hiver. Elle m’est restée mystérieuse pendant des mois, et j’ai compris que c’est cette histoire que j’aurais envie de raconter. » Ecrivain tardif mais prolixe (à 66 ans, il travaille à son cinquième roman), Robert Goolrick sait aujourd’hui après quoi il court. « Une fois qu’on a déterminé quelle est l’image la plus importante qui soit, écrire revient à la poursuivre sans relâche, et à remplir les blancs. »

DERNIER LIVRE PARU: LA CHUTE DES PRINCES (ANNE CARRIÈRE).

JUSTIN ST. GERMAIN: LE RÉSILIENT

MODÈLES: DAVID VANN, JAMES ELLROY.

Les fulgurances de la réalité dépassent parfois la fiction. Et il est des écrivains qui ne doivent pas torturer leur imagination pour lui faire accoucher d’une histoire addictive. En septembre 2001, au moment de l’effondrement des Tours, la mère de Justin St. Germain est retrouvée morte dans sa caravane, le corps criblé de balles. Le drame se passe à Tombstone, en Arizona, ville de la célèbre fusillade d’O.K. Corral, l’une des plus cultes de la Conquête de l’Ouest. Dix ans plus tard, le jeune homme se lance à 30 ans dans l’écriture d’un roman qui ne trouvera sa raison d’être que dans la tragédie originelle. « J’ai fait des tas d’essais d’écriture avant ça. J’en avais fait lire certains à Colm Toibin (auteur irlandais, ndlr), mais pour lui quelque chose ne fonctionnait pas. Un jour, il m’a dit: « Ecris la bonne histoire, la seule que tu doives écrire depuis toujours: celle qui est arrivée à ta mère. » » Ce sera Son of a Gun, récit de la lente détérioration d’une femme dans un coin désertique jusqu’à son meurtre abject, mais aussi portrait à charge d’un pays où la violence est mythologisée. « J’ai voulu établir une relation entre la mort de ma mère et cet endroit du monde qui s’est construit sur la célébration d’une fusillade. Montrer comment la stylisation de la violence affecte et infecte les gens en Amérique aujourd’hui. » Un premier livre qui sonne moins comme une thérapie personnelle que comme la fatale radiographie d’une époque et d’un pays.

DERNIER LIVRE PARU: SON OF A GUN (PRESSES DE LA CITÉ).

TEXTE Ysaline Parisis

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