Nos actrices ne cessent de se distinguer internationalement, sans renier pour autant leurs racines. Discussion à bâtons rompus avec Déborah François et Natacha Régnier.
Benoît Poelvoorde, Olivier Gourmet, Bouli Lanners et désormais aussi François Damiens, connaissent le succès sur les écrans bien au-delà des frontières de notre petit royaume. Mais que dire des filles? Les actrices made in Belgium s’exportent en nombre et en qualité, quelques-unes s’imposant même parmi les interprètes les plus recherchées de l’espace francophone. Cela bouge bien sûr aussi du côté flamand du pays, où les séries télévisées, les films rassemblant le public populaire, la presse et les talk shows, ont fait de certaines comédiennes des vedettes. Mais des vedettes locales, que même les Pays-Bas ignorent généralement alors que nos voisins français font la fête aux Cécile de France, Marie Gillain, Natacha Régnier (A), Emilie Dequenne et autre Déborah François(B). Les nouvelles générations de comédiennes belges francophones font plus que marcher dans les pas de leurs aînées Tsilla Chelton, Annie Cordy et Yolande Moreau. Sauf exception, chacune a dû s’expatrier pour obtenir la reconnaissance qu’elles méritent, tant il est vrai que notre cinéma, pourtant souvent primé dans les festivals internationaux, n’est vu par le public d’ici que comme du cinéma français en version fauchée, sociale et rasante. Une perception sans aucun doute erronée, mais profondément ancrée chez des spectateurs préférant courir voir Cécile de France chez Klapish plutôt que chez les frères Malandrin, et Déborah François dans un film de Denis Dercourt plutôt que dans celui de Stephan Carpiaux. Pourtant, la plupart des comédiennes issues de nos riantes vallées et de nos avenantes cités reviennent régulièrement jouer dans des films « d’ici », tout en poursuivant de belles carrières « là-bas ». Illustration avec les parcours commentés de Déborah François et Natacha Régnier.
Déborah François en version bilingue
22 ans à peine et déjà un César (pour Le Premier jour du reste de ta vie) et deux nominations (pour L’Enfant et La Tourneuse de pages)! Déborah François s’est très vite imposée comme un des tout meilleurs talents de sa génération. Reconnue à Paris mais pas oublieuse de ses racines belges, on l’a vue revenir chez nous pour Les Fourmis rouges de Stephan Carpiaux, et elle récidive aujourd’hui en franchissant la frontière linguistique pour My Queen Karo de Dorothée van den Berghe. Dans ce bon film situé dans une communauté des années 70 à Amsterdam (lire notre critique en page 31), elle incarne Dalia, jeune fille francophone suivant son petit ami flamand dans un squat où ils emmènent leur fille Karo. » J’ai eu un vrai coup de c£ur pour le scénario et pour la réalisatrice!« , s’exclame une Déborah dont le registre déjà spectaculairement étendu s’est encore élargi avec son personnage entre 2 classes sociales, entre 2 langues, entre 2 cultures, vivant les élans mais aussi les contradictions de l’utopie libertaire…
Le tournage du film de van den Berghe fut aussi l’occasion, pour la comédienne, de s’immerger littéralement dans un environnement très majoritairement néerlandophone. » Je sais même reconnaître les accents des différentes régions!« , explique avec enthousiasme une Déborah François qui ne parlait » pratiquement pas » la langue de Vondel avant My Queen Karo. Lequel est » un vrai film belge, déclare la jeune actrice, un film hybride, comme la petite famille qu’il met en scène. J’entends bien des politiques prédire la fin de la Belgique, mais je n’ai jamais entendu des gens dire qu’ils ne veulent plus vivre ensemble, Wallons et Flamands » , poursuit-elle, ajoutant qu’en France » on a l’impression que ça prend une ampleur inquiétante, et qu’on m’interroge là-dessus souvent. » Rangeant le séparatisme au rayon des » dangereux fantasmes, totalement débiles à l’heure de l’Europe« , Déborah ne fait de sa belgitude ni une honte ni une fierté. Elle s’amuse du fait qu’à Paris, » pas mal de gens dans le métier s’interrogent sur nous autres acteurs belges, sur une sorte de société secrète belgo-parisienne dont personnellement je n’ai pas encore reçu la clé! »
» Il y aurait une vraie communauté, je suppose que j’y aurais déjà été invitée…« , commente-t-elle, redevenant sérieuse. Et de souligner simplement » la sympathie, le sentiment de reconnaissance, qui s’expriment lorsque nous nous croisons, entre nous, comme je suppose les gens qui viennent d’une même région de la France. » Dans le Jury du Festival de Deauville, Déborah François s’est tout récemment retrouvée avec Emilie Dequenne: » Je m’entends très très bien avec elle, il y a eu entre nous un échange d’énergie, de complicité, lié je pense à cette réalité d’être belges en France, même si elle n’explique pas tout. »
« Une chose est sûre, conclut la comédienne, tout le monde est fasciné que d’un aussi petit territoire que celui de la Belgique francophone, d’une population d’à peine 5 millions, puissent être sortis autant de talents, d’acteurs, d’actrices, de réalisateurs. Petit vivier mais brillants poissons! Et libres, ne portant pas ce carcan cinématographique qui fait peser sur nos collègues français le poids de l’Histoire du cinéma avec un grand « H ». Ils ont l’impression d’être les dépositaires d’un héritage, de devoir monter des marches vers le savoir classique, et cela limite leur liberté, leur joie de créer comme nous autres petits Belges pouvons la connaître, avec des bouts de ficelle parfois mais dans le plaisir! Le bon côté, pour les Français, c’est l’existence chez eux d’un vrai statut d’artiste, qui nous fait quand même défaut en Belgique, où il est si difficile de vivre de son art… »
Natacha Régnier ou l’indispensable départ
De passage au récent Festival du Film Francophone de Namur, Natacha Régnier ne boudait pas son plaisir de revenir en Belgique, elle qui vit depuis longtemps en France… où elle est allée forcer une chance qu’on ne lui accorda pas ici. Durant ses études d’art dramatique en Belgique, on lui avait en effet asséné qu’elle ne serait jamais comédienne, et ce devant d’autres élèves… De quoi blesser, de quoi rendre plus fort aussi, quand on a de la ressource et l’énergie d’aller chercher à Paris ce que refusait Bruxelles. Et vint un script qui allait tout faire basculer. » Quand j’ai lu le scénario de La Vie rêvée des anges , j’ai eu comme l’impression que cette histoire m’attendait« , se souvient celle qui allait remporter par la suite le Prix d’interprétation à Cannes, le Prix de l’actrice européenne de l’année et le César du meilleur espoir féminin. » Erick Zonca cherchait une actrice qui puisse amener tout à la fois de l’âpreté et énormément de lumière. J’ai vécu intensément cette expérience et je n’ai qu’un regret: que le personnage finisse aussi dramatiquement. J’aurais tellement aimé qu’elle s’en sorte… » S’en sortir, Natacha l’a fait, et comment! » Ce métier, j’en rêvais depuis toute petite, alors que ma famille n’était pas du tout là-dedans, et durant mes études, on m’avait découragée. Alors quand à Cannes, le jury présidé par Martin Scorsese m’a reconnue, c’était comme si le cinéma mondial me disait: Bienvenue, Natacha, dans notre univers! Bien sûr c’était aussi un peu effrayant, j’étais très jeune, novice, assez taiseuse, et on me posait tout à coup plein de questions… Mais je n’oublierai jamais ce bonheur, cette découverte. Pas si longtemps avant, durant ma formation de théâtre, on m’avait tellement mal jugée que j’avais toujours en moi la peur qu’on me vire, qu’on me dise que je n’avais pas ma place, que j’étais illégitime… » Natacha Régnier poursuivra harmonieusement sa trajectoire d’artiste, devant la caméra d’un Lucas Belvaux, d’un Emmanuel Bourdieu, d’une Jane Birkin. Aujourd’hui, elle rêve d’un film de cape et d’épées. Mais avant-hier, des pédagogues supposés jugeaient qu’elle ne valait rien, et le lui faisaient cruellement savoir. Tout comme d’autres avaient lancé aux futurs auteurs de C’est arrivé près de chez vous qu’ils ne feraient jamais rien de bon dans le cinéma. Pas plus que Natacha, Benoît Poelvoorde et ses potes ne s’en laissèrent conter. Mais combien d’autres talents en herbe ont été cassés par de telles attitudes nées de frustrations médiocres et expliquant en partie pourquoi tant de jeunes espoirs quittent notre pays pour un ailleurs moins empreint de négativisme…
Texte Louis Danvers
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