POUR SON DEUXIÈME FILM, THE DOUBLE, LE RÉALISATEUR BRITANNIQUE DE SUBMARINE RICHARD AYOADE ADAPTE DOSTOÏEVSKI ET S’ESSAYE À UN OVNI QUI RAPPELLE À LA FOIS KAFKA ET BRAZIL, ENTRE CAUCHEMAR BUREAUCRATIQUE ET RÊVE ÉVEILLÉ.

« J’ai beaucoup été séduit par l’idée de quelqu’un qui est si seul, et à ce point transparent, que quand une exacte réplique de lui-même apparaît, personne n’a l’air de s’en étonner. Il m’a semblé qu’il y avait là une histoire à la fois très drôle et très triste à raconter. »

Avril 2014. A l’autre bout du fil, Richard Ayoade. Ce nom ne vous dit peut-être rien, et pourtant tout geek fan de séries télé qui se respecte vénère son personnage de Maurice Moss, improbable coupe afro montée sur un corps amidonné, dans le cultissime show british The IT Crowd. Ses films, à dire vrai, sont à son image: quelque peu rigides mais surmontés d’une pointe bienvenue d’excentricité. En 2010, après un DVD live pour les Arctic Monkeys ou un clip pour Vampire Weekend, Ayoade, la trentaine à peine sonnée, se fend ainsi d’un premier long métrage, Submarine, attachante chronique adolescente à l’emballage rétro vignettisant.

Adaptation très libre du roman de Dostoïevski écrite en compagnie d’Avi Korine, le frangin de Harmony Korine (Spring Breakers), The Double le voit aujourd’hui s’essayer à un univers cinématographique radicalement différent, cette histoire d’un jeune fonctionnaire effacé qui voit son existence bouleversée par la soudaine apparition d’un double de lui-même plein d’assurance prenant place dans un cadre étrange, aliénant voire rétro-futuriste, rappelant à la fois Kafka et le Brazil de Terry Gilliam. « Figurez-vous que Kafka a beaucoup été influencé par Dostoïevski dans sa manière d’arpenter les territoires de la psychologie humaine. Quant à Brazil, c’est une oeuvre avec laquelle je suis fort peu familier, à vrai dire. Mais les deux films prennent la forme d’un cauchemar bureaucratique, donc quelque part le rapprochement fait sens, oui. Ceci étant, The Double s’attache plutôt à dépeindre le versant solitaire et existentiel de ce monde, pas le combat contre un système de type Big Brother. Je souhaitais parler du désir et de la difficulté qu’il y a à communiquer avec nos semblables. Mais aussi de la manière dont les gens se perçoivent eux-mêmes, du rapport que l’on entretient avec sa propre image. Ce qui, vous en conviendrez, pourrait bien être l’une des préoccupations majeures de notre époque.  »

Double impact

Actuel dans les thématiques qu’il aborde, le film apparaît pourtant difficile à situer dans un cadre spatio-temporel, entretenant une espèce de flou artistique autour du déroulement de son action. « De par la logique même de la figure du double, le film fonctionne à la manière d’un rêve. Et dans un rêve, vous n’avez jamais une idée très précise du temps et de l’espace, tout comme d’une foule de détails spécifiques d’ailleurs. Prenez une peinture d’Edward Hopper: vous n’y verrez pas les fils censés relier deux poteaux télégraphiques, tout simplement parce que ces détails ne sont pas nécessaires en regard de la symbolique et de l’impact émotionnel vers lesquels il tend. C’est un peu la même chose avec The Double: je voulais que chaque élément visuel fasse sens par rapport à l’état psychologique et émotionnel du personnage. L’idée étant que le spectateur accepte ce monde tel qu’il lui est présenté, sans forcément le comparer au monde sensible auquel il est habitué.  »

Et Ayoade de questionner par la bande la notion même de réalité, relativisable. « Je pense que chaque individu possède sa propre vision du monde dans lequel on vit. Chacun croit savoir qui il est, et a une idée de ce que les autres pensent de lui. La plupart des gens considèrent en fait que les personnes qui les entourent ne les estiment pas suffisamment. C’est ce qu’un psy vous dira toujours: « Les autres ne vous apprécient pas à votre juste valeur. » Et vous, bien sûr, vous vous direz alors: « Bon sang, mais c’est bien sûr! » Personne n’a le sentiment d’être pleinement compris par ses pairs. Ce qui, en un sens, relève du tragique. Mais aussi du comique. Les personnages uniquement intéressés par eux-mêmes sont très drôles, au fond.  »

En ce sens, si The Double s’inscrit esthétiquement aux antipodes de Submarine, les deux films ne raconteraient-ils pas, en filigrane, la même histoire? Celle d’un jeune homme qui cherche désespérément sa place dans le monde qui l’entoure. « Oui, les protagonistes de mes deux films partagent cette même incapacité à entrer en connexion avec le monde, avec les autres, parce qu’ils se focalisent trop sur eux-mêmes. C’est un sujet qui m’intéresse beaucoup: comment vraiment rencontrer l’autre? »

ENTRETIEN Nicolas Clément

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