À 22 ANS, ÉDOUARD LOUIS SIGNE LE ROMAN CHOC DE LA RENTRÉE. ENTRE LITTÉRATURE ET SOCIOLOGIE, EN FINIR AVEC EDDY BELLEGUEULE RACONTE SON CALVAIRE DANS UN MILIEU POPULO RONGÉ PAR LES STÉRÉOTYPES MACHISTES, RACISTES ET HOMOPHOBES. BOULEVERSANT.

Avec sa silhouette élancée, son look de dandy urbain, son regard pénétrant et sa diction polie dans les grandes écoles, Edouard Louis pourrait aisément passer pour un fils de bonne famille. Difficile d’imaginer que ce jeune homme farouche qui nous a fixé rendez-vous dans un petit café du quartier République où il vient souvent travailler, était encore il y a quelques années le rejeton d’une famille quart-mondiste d’un village du nord de la France. Persécuté pour ses penchants homosexuels, obligé de jouer au dur pour se conformer à la norme, celui qui s’appelait encore Eddy Bellegueule étouffait à petit feu sous une couche de misère, d’ignorance et de violence. Une vie de chien qu’il raconte dans un roman uppercut qui est autant une thérapie que l’ultime étape d’une métamorphose radicale. Sauvé du naufrage par l’école et quelques rencontres déterminantes, il a fui cet enfer, trouvant dans la sociologie de Bourdieu une forme d’apaisement et d’outil théorique pour mettre au jour les chaînes invisibles qui maintiennent son milieu d’origine au fond du trou. Tout en sirotant son jus d’ananas, il nous parle avec la passion du nouveau converti de ses affinités électives, évacuant d’un sourire un peu gêné les questions trop personnelles. La nouvelle peau est encore fragile…

Qu’est-ce que ça fait d’être le plus gros vendeur de romans en France?

C’est parfois un peu déstabilisant parce qu’une fois que le livre est publié on en est dépossédé. Les gens peuvent en faire ce qu’ils veulent, la lecture qu’ils veulent, qui n’est pas toujours la mienne. Mais dans la mesure où j’ai conçu mon projet littéraire aussi comme un projet politique, je me réjouis de ce succès. J’espère que ce roman servira de boîte à outils pour interroger certaines normes, certains mécanismes sociaux qui produisent de l’exclusion.

On entre tout de suite dans la sociologie!

Je m’inscris dans cette longue tradition d’auteurs qui n’ont jamais défait l’enjeu politique de l’enjeu littéraire. Comme Sartre ou Annie Ernaux, je pense que c’est en faisant une oeuvre littéraire, par le travail sur la langue, qu’on soulève un certain nombre de questions et de vérités éminemment politiques. J’ai voulu rendre visible ces individus de la marge, ces mondes dont on ne parle pas dans la littérature, soit qu’on les refoule, soit qu’on ne les connaît pas. Souvent on n’a même pas conscience qu’ils existent.

Vous avez écrit le livre après avoir fui. Vos souvenirs n’ont-ils pas été déformés par votre métamorphose?

Toute vision est socialement, émotionnellement située. L’exclusion dont j’ai été l’objet en tant que gay -mais ça aurait pu être un autre motif comme j’ai pu le constater dans les nombreuses lettres que je reçois de gens qui me disent « moi j’étais le petit youpin, le petit Noir, le petit bougnoule, la petite grosse du village« -, ce rejet me donnait un point de vue différent de celui de ma famille sur notre monde. Je dis à un moment dans le roman que dans ce village très pauvre j’avais d’autant plus froid que les autres me traitaient de pédé en permanence, j’avais d’autant plus faim, ce qui arrivait souvent, que je n’arrivais pas à communiquer avec mes parents… Cette souffrance d’exclu, d’enfant différent conditionnait toute ma perception du monde.

Les deux Edouard Louis, le romancier et le sociologue, ne se sont pas marché sur les pieds?

Non parce que l’enjeu n’était pas de faire un catalogue de théories sociologiques mais plutôt de travailler la matière de l’écriture avec la sociologie en soubassement. Mon projet a consisté à faire de la littérature avec tout ce qui d’ordinaire est exclu de la littérature comme les sciences sociales, le langage des exclus, etc.

Vous aviez prévu dans un premier temps d’enregistrer votre mère pour reproduire ses propos tels quels…

Oui. Je l’enregistrais discrètement quand on discutait et, une fois rentré, j’essayais de retranscrire ses propos. Mais on n’y comprenait rien parce que le langage de ma mère est celui des dominés, de ceux qui sont exclus du système scolaire et se débattent avec une syntaxe détruite. C’est là que j’ai compris l’évidence: l’enjeu de l’écriture, comme pour le cinéma, c’est de produire des effets de réel qui soient encore plus réels que la réalité.

Vous allez continuer sur cette voie sociologique?

Oui. Ce premier roman s’inscrit dans un projet littéraire plus large sur la violence, qui est le plus souvent souterraine, invisible. Je voudrais faire de la violence sous toutes ses formes un espace littéraire comme Hervé Guibert (mort du sida en 1991, cet écrivain français adepte de l’autofiction racontera son combat au jour le jour contre le virus dans plusieurs de ses romans, notamment Le protocole compassionnel, ndlr) a fait de la maladie un espace littéraire. Ou comme Marguerite Duras a fait de l’amour et de la passion un espace littéraire. On ne peut pas comprendre un comportement si on n’a pas une vue sur la totalité des comportements.

Vous éraflez solidement l’image d’Epinal d’une classe sociale défavorisée mais qui partagerait des valeurs nobles comme la solidarité, la gentillesse…

Sur le volet politique du roman, j’avais en théorie deux possibilités: un discours réactionnaire et classiste, de mépris des classes populaires, ces assistés qui refusent la culture, qui manquent de volonté, qui profitent du système. Ce discours violent m’horripile évidemment. Et d’autre part, un discours plutôt de gauche qui consiste à dire que les classes populaires sont des bons vivants, des gens drôles, spontanément révolutionnaires, or ce discours-là est presque aussi raciste que l’autre. C’est un discours bien-pensant. Car qui est la cible en définitive de ces rires? Les bougnoules, les pédés, les femmes. Bien sûr, la vie des classes populaires est aussi marquée par la solidarité et par les moments festifs, et j’y fais référence, mais ce n’était pas l’enjeu principal de mon livre parce que ces aspects-là, on les a trop vus.

Votre famille a été choquée par le roman. Sa réaction vous a surpris?

Dans l’Histoire de la littérature, les écrivains ont toujours eu des procès. Les perceptions sont situées et elles ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Je me doutais plus ou moins de leur réaction. Mais je n’ai pas voulu écrire sur des individus particuliers. Dans le livre, ma mère c’est à la fois ma mère et pas elle. Ce qui m’intéresse, ce sont les structures, les discours, les comportements qui dépassent les individus. Je voulais d’ailleurs mettre en exergue du livre une phrase de Thomas Bernhard tirée de son roman Extinction, mais que je n’ai finalement pas pu reprendre à cause de son testament, et qui dit: « Je ne dois pas céder à un sentimentalisme familial qui m’empêcherait de dire les choses et qui me ferait finalement faire cause commune avec l’hypocrisie. » La distinction entre le privé et le public est une notion politique, on renvoie du côté du privé tout ce qui nous dérange. J’ai donc fait exprès de mettre ici tout ce qui me gênait. Quand on reproche à Annie Ernaux d’être misérabiliste, c’est parce qu’on refuse de se confronter à la misère.

Votre livre résonne avec l’actualité en France, notamment les manifs intégristes et le débat sur la théorie du genre…

Quand je l’ai écrit il y a trois ans, ce n’était pas encore à l’ordre du jour. Mais ce que réclament les manifestants, c’est le retour de cette France conservatrice et traditionnaliste que je dénonce dans mon livre. Ils demandent le maintien ou le retour des crachats. Quant à cette hallucination collective sur la théorie du genre, je me dis qu’un discours sur les genres aurait été tout à fait émancipateur pour quelqu’un comme Eddy Bellegueule. Ça l’aurait aidé à assumer sa différence, à ne plus la voir comme une tare. Aujourd’hui, les enfants sont sans cesse renvoyés à leur catégorie genrée. La cour de récréation renforce les stéréotypes sur ce que c’est d’être un garçon, un vrai dur, et ce que c’est d’être une fille. La théorie du genre a en fait toujours été là mais sans être théorisée en tant que telle. On a reproché à Bourdieu d’être violent parce qu’il mettait des mots sur une violence qui n’était pas verbalisée. Et donc se perpétuait.

Quel est le dernier film qui vous a marqué?

12 Years a Slave de Steve McQueen. J’ai lu une interview où il explique que ce qui l’intéresse c’est de parler de la violence. Sans l’esthétiser. Sans la métaphoriser pour la rendre plus digeste. C’est aussi ce que j’ai essayé de faire.

Esthétiser, c’est donc une forme d’imposture à vos yeux?

C’est en tout cas le reflet d’une idéologie.

Vous sentez-vous à l’aise dans les milieux bourgeois que vous fréquentez désormais?

On n’est jamais tout à fait à l’aise quand on est un transfuge. Je sens que je suis dans ce que Annie Ernaux et Jean Genet appellent la langue de l’ennemi. Mais à la différence que pour moi, la langue de mon enfance a aussi été la langue de l’ennemi, car c’est celle qui disait « pédé », « crouille », « bougnoule » ou « tu n’es qu’une femme ». C’est pour ça que j’ai travaillé sur deux niveaux de langue, parce que je ne me sens à l’aise ni avec l’un ni avec l’autre…

RENCONTRE ET PHOTO Laurent Raphaël, À Paris

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