Jeff Buckley ressurgit avec une édition Around The World de son mythique Grace. Mais le prodige vocal, noyé dans le Mississippi en 1997, n’était pas le seul fantôme familial: Tim, père invisible et folk star flamboyante, mort à l’âge de 28 ans d’overdose, mérite lui aussi d’être redécouvert.

Automne 1994, Pacific club, Anvers. Jeff regarde l’objectif de la caméra, l’£il mouillé, les cheveux gitan. Selon tout standard féminin, il doit être très beau. Un peu comme si on avait trempé James Dean dans une peinture de la Renaissance, le laissant ensuite sécher à l’aérographe grunge. Débordant de charisme sombre, Jeff est jeune – vingt-sept ans – mais sa présence semble beaucoup plus ancienne. Ses épaules se creusent à chaque réponse donnée d’une voix crayeuse. Il a l’air d’avoir mille ans, surtout quand on lui parle de son père, Tim.  » Tu sais, je ne l’ai vu qu’une fois dans ma vie, et pendant très peu de temps… et puis il est mort. » L’air du club devient lourd et opaque, Jeff n’attend qu’une chose: monter en scène. C’est là qu’il bluffe tout le monde avec ses propres chansons ou ses versions de Leonard Cohen, Piaf ou Nusrat Fateh Ali Khan dont il descend des tombereaux de paroles en ourdou impeccable. Ce soir-là, il se contente de ses morceaux ( Mojo Pin, Grace, Last Goodbye) et de la reprise d’Hallelujah: le concert est fulgurant. Sa voix invraisemblable – du pur granit lyrique – augmente la moiteur déjà énorme de la pièce: sans transition, le chant monte et puis dévale des collines de notes. Un instant, sous-marin blues collé aux fonds sourds des graves, le moment suivant, pinson supersonique déchirant le ciel des aigus. Comme pour les autres concerts qui restent gravés (Clash, Marley, Arcade Fire…), on se rappelle de tous les détails inutiles, de la chemise à carreaux de Jeff, du spot rose qui baigne la candeur de son visage, du sentiment que tout le club se transforme en une expérience communautaire tellement intense qu’elle en devient, oui, cosmique. Quelques semaines auparavant, Buckley a sorti un premier album – Grace – qui a enjambé l’Atlantique pour une ascension météorite vers le succès (1). En France et en Angleterre particulièrement, mères de tous les fantasmes rock. Mais en ce moment d’automne 1994, personne ne peut pressentir la tragédie du destin de Jeff. Jeune, beau, déjà célèbre et bientôt mort, de la façon la plus improbable: noyé le 27 mai 1997 dans un affluent du Mississippi, là où personne ne nage, sauf les crocodiles. Il n’avait que 30 ans. Le rock adore ce genre d’histoire qui s’écrase précocement alors que la gloire ne va cesser de grandir. D’autant que c’est peut-être le seul exemple de toute l’histoire où un chanteur et son fils sont également talentueux.

Tim Pan Alley

Novembre 1967, dans le New York Times, Robert Shelton écrit:  » Il travaille dans le blues, le rock’n’roll mutant, le raga rock et des fantaisies sonores pour lesquelles aucun terme n’a encore été inventé (…) L’aspect le plus marquant concernant Mr Buckley est l’étendue de sa voix qui n’est pas tout à fait celle d’un contre-ténor mais bien celle d’un ténor avec lequel il faudra compter (2). Mr Buckley promet de rapidement laisser sa marque sur la scène de la pop poétique. » La description qui concerne Tim Buckley pourrait avoir été écrite pour Jeff. La similitude n’est pas seulement dans l’annonce d’un nouveau physique angélique sur la scène new-yorkaise, mais bien de cette voix qui semble être la pierre philosophale d’un héritage commun aux Buckley. Buckley senior est apparu une année auparavant, en 1966, avec un premier album éponyme produit par la crème de l’époque, Jac Holzman et Paul Rothchild, impliqués dans la découverte des Doors. Tim n’a que dix-neuf ans quand sort ce disque de folk spatial dont toutes les chansons ont été écrites au collège, la plupart avec un copain d’école, Larry Beckett. On dit que Tim entraîne sa voix dans les rues et sur les disques. La faisant grimper à l’unisson d’un solo de trompette – il est fan de Miles Davis – ou tentant de couvrir avec son seul organe majeur, le boucan des bus qui brûlent de vitesse les rues californiennes où il grandit. A l’écoute de ces morceaux encore neufs, sous les cordes splendides de Jack Nitzsche (3), on craque pour Wings ou She Is, des ballades qui ouvrent des monceaux de promesses acoustiques… Dès le second disque, enregistré en juin 1967, Goodbye And Hello, il est clair qu’il y a là davantage qu’un condensé de folk paradisiaque mené par un jouvenceau culotté. La musique de Tim Buckley traverse déjà tout ce qui va marquer son bref parcours. Jazz, psychédélisme naissant, dérives de musique populaire (cf. les sons de cirque de Carnival Song), Tim approche le rock sans aucune entrave. Il néglige le cycle couplet/refrain et donne à la voix une liberté majeure qui lui permet aussi de circuler dans le temps: Hallucinations est l’un de ces vaisseaux farouches qui passent indifféremment d’un style évoquant la Renaissance aux volutes d’un futur nouveau. Pour l’époque, c’est extrêmement audacieux, frondeur, inédit. Goodbye And Hello contient aussi Once I Was, qui deviendra son premier classique. L’histoire d’un soldat/chasseur/amant qui, toujours, ramène ce qu’on exige de lui, jusqu’au moment où les illusions disparaissent. L’histoire de la vie de Tim Buckley, en quelque sorte.

 » Lorsque j’ai rencontré Tim, j’avais 17 ans et il en avait 18. On a conçu Jeff du côté de la Californie et Tim est parti en tournée. Il n’est jamais revenu, Jeff ne l’a rencontré que bien plus tard. » Voilà ce que nous disait Mary Guibert à l’automne 2002 alors que les sorties discographiques postmortem de son fils s’accumulaient. Dans un hôtel bruxellois, on scrutait le visage de Mère Buckley, son sourire radieux quand elle parlait du fils perdu et du mari Tim, de l' » excitation formidable autour de la découverte de sa voix« . Vingt ans avant que le fils ne s’y emploie intensément, le père déstructure tous les codes de la pop music et rend à la voix sa présence sacrée. Sur Dream Letter/Live In London 1968, tout cela semble d’un équilibre fantasque, le chant croisant le fer avec la petite troupe d’instruments organiques, deux guitares, une basse, un vibraphone. I’ve Been Out Walking évoque un ventriloque qui aurait synthétisé les voix de tous ses personnages, diva blues, jazzman frondeur, lutin rock, bruiteur de dessins animés. Le sentiment est celui d’être tout au bout du monde, près du bord de la falaise. La vie de Tim Buckley était pareille à cette image d’Epinal mais les douleurs étaient d’une autre dimension encore. Parce que très vite, il apparaît que la critique – souvent dithyrambique – ne peut pas grand-chose à l’insuccès commercial, Buckley ne faisant rien pour être conforme à son image de poster boy. A partir de 1969, il travaille simultanément sur trois albums différents ( Lorca, BlueAfternoon et Starsailor) qui sortiront tous l’année suivante, laissant le folk en rade… Son audace désarçonne le public qui ne comprend ni ses scansions ni ses ellipses: Buckley a découvert la mezzo-soprano Cathy Berberian et en conçoit des rêves de chanteur que rien n’arrêterait, surtout pas la sérénité. Quatre décennies plus tard, le travail accompli semble pourtant dantesque – neuf albums studios en huit ans -, certaines chansons aussi. Son plus fameux moment, repris par tant de groupes ultérieurs, apparaît sur Starsailor: Song To The Siren. Il résonne d’une telle déchirure, qu’une fois les trois minutes écoulées, désarmé par la fin abrupte, l’auditeur se trouve – littéralement – désemparé. Décimé aussi.

Curieux écho

Jeff ne saura tout cela que bien après la mort de son père, le 29 juin 1975, d’une overdose de morphine et d’héroïne. Il n’a que huit ans. Le parcours brisé du père inconnu fait évidemment un curieux écho au propre destin du fils. Tous deux font éclater l’écorce du rock et transgressent les limites spirituelles et techniques de la voix, Tim et Jeff se renvoient l’un à l’autre par une allure presque christique. Le père de Tim frappait son fils parce qu’il n’aimait pas son look efféminé, Tim devenu père, a décidé de fuir toute idée de responsabilité parentale, puis a plongé sans frein dans (vieux refrain) l’alcool et les drogues. Jeff a grandi avec mère et beau-père à Anaheim, QG de Disney, mais aussi des premiers exploits musicaux de Tim. Jeff a comblé ses fantasmes de gamin décalé en étant l’outsider visible des archétypes banlieues californiennes. Etanche au rock criard et peroxydé alors en cours – Guns N’ Roses, Poison, Mötley Crüe -, il part à New York, croisant l’ombre du père dans le circuit des gigs, au Village et autres cafés mutants. Malgré sa disparition précoce – il n’avait que vingt-huit ans… -, Tim laisse une £uvre complexe, révélée tout au long de plusieurs heures de musique enregistrées et diffusées de son vivant. L’histoire et la mythification de Jeff tiennent essentiellement à cet opus unique qu’est Grace, l’autre album studio ( Sketches From My Sweetheart The Drunk) sortant un an après sa mort. Depuis lors, Grace est devenu un classique, dépassant maintenant les trois millions d’exemplaires vendus dans le monde. Mais aussi nombreux, riches et variés qu’aient été les albums live ou de démos parus depuis 1997, rien là-dedans ne peut réellement prédire ce que Jeff aurait pu faire ensuite. Son talent se serait peut-être dissipé, métamorphosé ou fané. On ne le saura jamais et çà, c’est forcément frustrant. Tim, mort encore plus jeune que son fils, a légué une discographie bien plus épanouie, même si le terme jure certainement avec l’histoire, décidément maudite, des Buckley. l

(1) Le CD/DVD Grace Around The World sort chez Sony le 2 juin, review dans Focus la semaine prochaine – La discographie de Tim Buckley en Belgique est hasardeuse mais on peut commencer par la (superbe) double compil Morning Glory-The Tim Buckley Anthology chez Warner qui distribue également les deux premiers albums Tim Buckley et Goodbye And Hello en un package spécial.

(2) Jeu de mots en anglais sur « tenor » et « counter », l’information se trouve sur l’excellent www.timbuckley.net

(3) Nitzsche (1937-2000) se fait connaître en orchestrant le fameux Mur du son de Phil Spector, travaillant ensuite avec les Stones de la grande époque sixties, Neil Young, Willy Deville ou Graham Parker.

Texte Philippe Cornet

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