Figure atypique de la scène artistique belge, Johan Muyle entretient un lien particulier avec la création. Au programme: télescopages et juxtapositions fulgurantes. Deuxième volet d’une série de quatre avec des artistes belges d’exception.

‘est bien lui. On l’aperçoit au loin, à l’heure pile. Il se tient devant la librairie Saint-Hubert, galerie du Roi, à Bruxelles. Derrière lui, les vitrines de la boutique clament  » Plus d’opium pour le peuple« ,  » Il n’y a de dieu qu’à l’image de l’homme » ou  » Hier is ginder » – soit  » Ici est ailleurs » -, des aphorismes que le plasticien belge a transformé en slogans. Grand et puissant, il est tout de noir vêtu. Ses vêtements agissent comme un fond neutre sur lequel se détachent les traits de son fascinant visage. Face à lui, un peu comme si l’un de ses autoportraits avait pris le relais, on ne voit d’ailleurs plus que cette figure à la fois douce et inquiétante. A la table d’une terrasse, on se laisse absorber au point de ne rien voir ni entendre d’autre que lui pendant deux heures… qui ne semblent au final que quelques minutes. Deux heures durant lesquelles Johan Muyle emmène sur les routes des processus qui président à son £uvre. Une £uvre qui ne cesse d’avoir le monde en ligne de mire. Sans prétendre en détenir les clés, Johan Muyle interroge le réel. Pour y parvenir, il s’en remet aux structures d’assemblage, soit des compositions multiples qu’il crée à partir d’objets dénichés aux puces ou sur Internet. C’est encore Jean-Pierre Verheggen qui, dans un court texte, synthétise le mieux son travail: « Ce machiniste roué et surdoué d’un vaste théâtre planétaire, nous dévoilant les ficelles de la société du spectacle et les panneaux dans lesquels elle tente de nous faire tomber ainsi que le décor où évoluent les « grands » de notre monde – nos grandes crapules! – et nos stars en carton pâte ou nos divinités en plâtre mou, icônes et Icare aux ailes de triste sir, qu’il désacralise avec jubilation! »(1) Machiniste, le mot lui va comme un gant, lui qui imbrique les objets, de la boîte à biscuits la plus insignifiante à l’écran plasma en passant par des éléments de domotique. Muyle signe la rencontre de la machine et de l’imagination.

Johan Muyle est né de parents flamands en 1956 à Montignies-sur-Sambre. Il enseigne à la Cambre où il dirige l’atelier sculpture depuis 2007. Sous les feux de l’actualité depuis quelques mois en raison de Sioux in Paradise, l’expo que lui a dédié le Palais des Beaux-arts, Johan Muyle s’est confié à Focus au moment où il quitte – temporairement – le devant de la scène. Ses confessions intimes permettent de passer de l’autre côté du miroir. Faire un tour du côté de ce que Victor Hugo appelle la « bouche d’ombre », profondeur floue et difficile à cerner d’où naît le sens.

Focus: faut-il voir un lien précis entre la discipline qui est la vôtre – la sculpture – et les processus de créationtels qu’ils vous traversent?

Johan Muyle: oui. J’évolue dans le monde des arts plastiques. A l’intérieur de celui-ci, j’ai opté pour la sculpture. Et pas n’importe laquelle, celle d’assemblage. Une pratique qui consiste à aller au devant d’objets et de forger un rapport métaphorique. C’est un choix très éclairant pour porter un regard sur l’humain, sujet auquel va toute mon attention. Je ne m’intéresse pas à des notions métaphysiques ou contemplatives… Mon travail est concret, on peut le toucher, il se donne en trois dimensions. Quand on se promène dans l’une de mes expositions, on se trouve à côté de mes £uvres, elles existent physiquement, elles bougent à nos côtés. Ce n’est pas un hasard. Cela correspond intimement à ma manière de concevoir les choses.

Toutes vos £uvres racontent quelque chose, comment vous en viennent les sujets?

C’est un processus étrange qui se fait en plusieurs étapes. Les images guident mes créations. Une £uvre naît souvent de la superposition de plu-sieurs images que j’ai en tête. A un moment précis, une thématique qui m’obsède se résout par une nouvelle correspondance. Ainsi de l’£uvre dans l’exposition au Bozar qui traite des fameuses Mères de la Place de Mai en Argentine. Je réfléchissais depuis un moment sur la question d’une impossible réconciliation en Argentine… sans aboutissement. Le déclic s’est produit au moment où j’ai associé cette problématique à une image issue de l’exposition du Dr Spitzner, celle de siamois italiens reliés par le buste. C’est à partir de cela que j’ai imaginé ce personnage double qui entame un tango avec lui-même. Tout se passe comme si, à un certain moment, des éléments disparates se mettaient en place.

Faut-il imaginer le créa-teur que vous êtes seul et loin des hommes?

Pas du tout. Dans mon atelier, une dizaine de personnes m’assistent. Ce qui crée d’ailleurs une sérieuse responsabilité économique. Pour des créations multiples comme les miennes, le travail à plusieurs se révèle fécond. Les meilleurs moments sont d’ailleurs ceux lors desquels un collaborateur rebondit sur une idée. Parfois, cela se fait par hasard… Comme cette fois où un assistant jouant avec une caméra a fait surgir l’idée d’utiliser cet £il technologique comme un élément évoquant la surveillance généralisée.

Avez-vous des rites de création?

Non. En revanche, ce qui est absolument nécessaire à mon travail, c’est mon atelier. Sa situation n’a aucune importance mais il faut qu’il n’y ait quasi aucune fenêtre. C’est une sorte de caverne de Platon où mettre les choses à l’examen. Dans cet antre utérin, mon but est de prendre conscience de la réalité de certaines choses et de l’irréalité d’autres. Je possède aussi une cabane dans les Ardennes. Il s’agit d’un lieu étrange, une sorte de bout du monde, de paysage inversé. La cabane se situe sur un promontoire qui lui-même se trouve dans un grand trou. Je considère cette cabane comme étant une sculpture en elle-même. Elle est aussi ce que l’on ne pourra jamais m’arracher. Au contraire de mes autres £uvres dont les collectionneurs peuvent faire l’acquisition.

Quel rapport entretenez-vous avec les collectionneurs?

C’est amusant car il s’agit d’un rapport très fidèle, basé sur le long terme et la confiance. En plus de vingt ans de créations – ce qui veut dire pas mal de pièces – il n’y a jamais que deux £uvres qui me sont revenues.

Vous avez travaillé en Afrique et en Inde, les voyages vous inspirent-ils?

Je me suis rendu dix-sept fois en Inde. J’y ai travaillé avec des peintres affichistes. Il est clair que le voyage est pour moi une source d’inspiration. Mais il ne s’agit en rien d’une question de paysages. Ce dont j’ai besoin, c’est de contacts. Il me faut des rapports humains. J’ai besoin de comprendre comment les gens font pour s’en sortir dans l’endroit où ils se trouvent. Dans le même état d’esprit, je ne peux voyager que si j’ai un travail à effectuer en arrière-plan. Sans cela, je ne me sens pas à ma place. Je pars pour répondre à une question. C’est d’ailleurs où Cap Vert que je me suis rendu pour ma dernière interrogation. J’ai choisi ce lieu en ce qu’il était une étape sur le chemin de la traite des êtres humains entre l’Afrique et le Brésil.

La question d’identité semble cruciale chez vous…

C’est le cas. Né de parents flamands en Wallonie, j’ai toujours été bien préparé à cela. Je revendique « l’étrangeté » comme une notion fondatrice. Je n’ai pas l’idée de droit du sol et toutes les autres velléités de propriétaire du même type. J’ai l’impression que malheureusement un cloisonnement de plus en plus important se fait entre les gens. Je prends l’exemple de mon atelier qui est situé dans un quartier populaire cosmopolite. Depuis le 11 septembre 2001, je ne vois plus les enfants se mélanger de la même façon.

Qu’est-ce qui se trouve au bout de votre travail, un besoin de reconnaissance?

Sûrement pas. J’ai d’ailleurs une anecdote amusante sur le sujet. Lorsque j’étais sur la Canebière de Marseille et que j’y ai installé un autoportrait de 12 mètres de haut – Holyworld -, il m’est arrivé quelque chose qui m’a fait réfléchir. J’avais pris un peu de distance quand un type est venu me trouver en me demandant très sé-rieusement si je savais de qui il s’agissait. J’ai d’abord cru à une blague et en fait pas du tout, il s’interrogeait vraiment. J’ai compris à ce moment-là à quel point la représentation de quelqu’un menait une vie indépendante de la personne dont elle émanait. Cela dit, la reconnaissance ne me préoccupe pas du tout. Si j’utilise beaucoup mon visage, c’est avant tout pour porter des messages parfois pas évidents qu’il serait délicat de demander à d’autres d’endosser. Si je ne marche pas à la reconnaissance, ce que j’aime dans mon statut, ce sont les possibilités de traversée sociale qu’il me permet. Etre le matin dans un grand cabinet d’avocats avec un collectionneur et le soir devoir réfléchir sur une question technique avec un plombier me plaît beaucoup.

La création est-elle un processus lent chez vous?

C’est avant tout un processus permanent. Je suis perpétuellement en création. C’est le genre de machine qu’il ne faut pas mettre au repos car elle est trop difficile à faire repartir ensuite. Je suis dans un état de curiosité et d’éveil cons-tant. Je me sens comme un scientifique qui postule, expérimente et valide. Il me semble que tous les artistes fonctionnent de cette façon-là. Un événement comme celui des Beaux-arts est très important pour moi car il fixe une échéance. Cela oblige à intensifier son rythme.

Quel est le sens de votre travail?

Comme les cinéastes, j’aime travailler sur deux plans: un sujet apparent et un sujet réel. Tout se lit à deux niveaux mais le fond de tout est une aspiration à la liberté. S’affranchir des codes, se désaliéner. Il me semble que c’est une noble tâche au moment où les concepts aliénants – comme celui de l’identité – font leur retour en force. Cette liberté n’est pas que pour quelques-uns, je travaille à l’apporter au plus grand nombre possible.

(1) Johan Muyle, Sioux in Paradise, Côté arts, Yellow Now.

Entretien Michel Verlinden

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