C’est à Los Angeles que nous l’avons rencontré. Le plus mystérieux et le plus perfectionniste de tous les acteurs. Look bohème rock, 51 ans cette année, voix teintée des brumes d’Irlande où il habite avec son épouse, la réalisatrice Rebecca Miller… Celui qui fut oscarisé pour son rôle de poète paraplégique dans My Left Foot et nommé pour Au nom du père, de son mentor Jim Sheridan, et Gangs of New York, de Martin Scorsese, disparaît si loin derrière ses rôles qu’il lui faut beaucoup de temps avant de pouvoir revenir devant les caméras. Dans There Will Be Blood, de Paul Thomas Anderson, qui lui vaut sa quatrième nomination à l’Oscar du meilleur acteur, il accomplit une fois encore un époustouflant tour de force en incarnant l’ascension et la chute d’un futur magnat du pétrole, aussi rocailleux que le sol qu’il creuse.
Admiriez-vous les films de Paul Thomas Anderson avant de vous lancer dans cette aventure?
Daniel Day-Lewis: j’ai suivi sa carrière depuis le début, en me sentant chaque fois un peu plus proche de ses films. Punch-Drunk Love m’a particulièrement touché. Paul connaissait mon admiration pour son travail. Mais je ne l’ai rencontré qu’après avoir lu le scénario de There Will Be Blood, qu’il m’avait envoyé quand il n’en était encore qu’aux trois quarts. Le script m’a instantanément aimanté! Paul est un véritable auteur, aussi talentueux à la mise en scène qu’à l’écriture, ce qui est rare. Mais nous avons eu besoin de prendre le temps de nous connaître.
Vous avez dû attendre près de deux ans avant de tourner le film, en raison de problèmes de financement. Votre rareté à l’écran est aussi une question de conjoncture…
S’il avait pu tourner comme prévu, je n’aurais pas eu ce long battement entre The Ballad of Jack and Rose (réalisé par son épouse Rebecca Miller) et There Will Be Blood. Mais j’ai attendu en faisant savoir que je ne considérerais aucune autre offre. Ce n’était pas un acte de générosité de ma part, j’étais simplement emporté par ce sentiment familier d’inéluctabilité, cette sensation de se demander: « En suis-je capable? Puis-je vraiment contribuer à amener cette histoire à la vie? »
Avez-vous toujours ce sentiment?
C’est le signe. Je fais tout pour dissuader les gens, pour leur dire que je ne suis pas la bonne personne pour le rôle, jusqu’à ce que, finalement, je n’aie plus d’autre choix. Ensuite, comme la plupart des performers, j’ai l’impression de repartir de rien, avec les mêmes « insécurités ». C’est en même temps ce qui vous sauve dans ce métier: recommencer à zéro avec une totale humilité, comme un débutant. Il m’est arrivé, dans ma carrière, de savoir que j’avais raison, que je n’étais pas l’acteur adéquat. Ce fut le cas pour L’insoutenable légèreté de l’être : à mes yeux, je n’avais pas la profondeur requise pour le rôle. Avec There Will Be Blood, l’évidence s’est imposée: je ne pouvais plus faire machine arrière. D’ailleurs, lorsque Paul m’a annoncé que le tournage était reporté, j’ai eu une sensation de perte terrible. Je faisais déjà partie de cette histoire.
Du coup, vous avez eu deux ans pour vous plonger dans le personnage! Comment vous êtes-vous préparé?
Je ne savais rien sur la prospection du pétrole, qui au départ était très primitive, ni sur la vie des mineurs à la recherche d’or et d’argent au début du siècle dernier en Amérique. Le plus fascinant était qu’ils vivaient presque comme des animaux. Leur vie solitaire, les actes de violence ou de trahison qu’ils pouvaient connaître – surtout quand ils devenaient riches du jour au lendemain – faisaient d’eux de vrais ermites misanthropes, brutaux et vite paranoïaques, comme mon personnage, Daniel Plainview. Paul m’a aussi fait lire le livre d’Upton Sinclair, Oil!, dont il a librement adapté les 150 premières pages, ouvrage lui-même inspiré par les premiers magnats californiens du pétrole. Et puis il m’a donné accès à la correspondance de prospecteurs, à toute une documentation sur l’époque.
Votre voix est particulièrement impressionnante. On dit que vous vous êtes inspiré de celle de John Huston?
Créer un personnage est un jeu que vous jouez avec vous-même et avec les autres: vous devez faire naître l’illusion que la vie d’un autre se révèle d’elle-même à l’intérieur de vous. Cela paraît assez pompeux, mais faire naître cette illusion est l’étape principale de ma méthode pour « trouver » le personnage, et cela commence par la création d’une voix différente de la mienne. Pour There Will Be Blood, j’ai commencé par écouter de rares enregistrements de chercheurs d’or des années 20 et 30… qui ne m’ont été d’aucune aide! (Rires.) Je ne peux nier m’être dit, à une étape, que je pouvais me servir du phrasé, du rythme de la voix, basse et sableuse, de John Huston, comme on l’entend dans Chinatown. Mais ce n’était même pas conscient, et cela n’a été que l’une de mes inspirations. J’ai surtout passé des mois à me parler tout seul à voix haute – un peu comme Daniel Plainview qui marmonne de plus en plus au fil du récit – en m’enregistrant et en envoyant les cassettes à Paul pour avoir son avis.
Les quinze premières minutes, dans la mine, ont dû être très éprouvantes…
On a eu la chance de tourner le film dans l’ordre chronologique en concentrant la majeure partie dans l’immense ranch de Marfa, au Texas, où Géant avait été tourné. Nous n’avions qu’à nous déplacer dans les décors de Jack Fisk pour vivre un siècle en arrière. Ces premières scènes m’ont estomaqué à la lecture du scénario. Pas un dialogue. Que de l’action en temps réel… J’ai toujours aimé me servir de mes mains, bâtir, travailler des matériaux naturels. Ce travail physique qui consiste à creuser littéralement des trous m’attirait beaucoup. Le deuxième jour de tournage, je me suis cassé une côte et je ne m’en suis aperçu qu’au bout d’une semaine, ce qui m’a plus que maintenu dans mon personnage! (Rires.)
Vous jouez encore un salaud, mais vous leur apportez une telle dimension qu’on leur trouve bien des excuses…
(Il éclate de rire.) C’est une notion réconfortante! Vous savez, c’est un peu étrange de porter le même prénom que son personnage. Il m’a fallu du temps avant que je ne fasse plus la confusion… Si je m’identifie à Daniel Plainview, c’est en raison de la fièvre qui guide sa vie. Par chance, ce n’est pas, dans mon cas, un état permanent, mais c’est le même genre de fièvre qui me prend quand je dois me mettre au travail.
Vous sentez-vous acteur même quand vous ne tournez pas?
Est-on acteur quand on joue? L’est-on quand on ne joue pas? Je n’en suis pas sûr. Je suis plus facilement distrait par la vie. Je ne fais pas de distinction entre ces deux périodes, ces deux vies sont nécessaires et inséparables, se nourrissent l’une l’autre. Et comme je n’ai jamais voulu parler de ma vie hors du cinéma, ça a donné lieu à des interprétations farfelues! Tant que je garderai la bouche cousue, je conserverai un mystère indispensable.
ENTRETIEN JULIETTE MICHAUD
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici