Création et anarchie. L’oeuvre à l’âge de la religion capitaliste

Giorgio Agamben est inquiet. Lorsqu’il regarde autour de lui, il ne voit que failles, difficultés, inconsistances. De la politique au droit, de la religion à la technique, de l’amour à l’art, le monde contemporain, à ses yeux, est de part en part maculé par les bavures acides du capital. Lui qui, à 21 ans, jouait le rôle de l’Apôtre Philippe dans L’Évangile selon Saint-Matthieu de Pier Paolo Pasolini, qui, à la fin des années 60, suivait le séminaire de Martin Heidegger dans le jardin de René Char, au Thor, et qui, installé à Paris une dizaine d’années plus tard, devenait ami avec Guy Debord, n’a jamais oublié les leçons de désespoir de ses maîtres. Le monde est raté -et ce ratage peut être attribué de manière certaine à la conjonction fatale de deux phénomènes: ce que Walter Benjamin appelait « le capitalisme comme religion » et ce que Agamben, de son côté, a nommé « ontologie du commandement ». Dans un tel monde, il n’est jusqu’au mot le plus neutre, le plus innocent, qui ne s’avère déjà témoigner du piège qui s’est refermé: celui d’un ordre dont le langage lui-même constitue le gardien le plus féroce. Parfois, cependant, il est possible de déjouer l’attention de celui-ci -dans des circonstances qui sont précisément celles de la soustraction à toutes les déterminations, fussent-elles les plus élémentaires, du monde. Ces circonstances, explique Agamben dans les pages magnifiques de ses méditations sur Création et anarchie, pourraient être celles d’un art véritablement anarchique, s’il était possible. Mais cette possibilité même, déjà, est le signe d’un début: le début de ce qui, dans l’idée d’oeuvre d’art, a été oblitéré par la tradition esthétique occidentale -à savoir le fait qu’elle est oeuvre avant d’être art. Pour en finir avec le « capitalisme comme religion » et l' »ontologie comme commandement », il nous faudrait inventer la possibilité d’une oeuvre d’art qui ait renoncé à l’un comme à l’autre, au profit d’un pur usage, d’une pure forme de vie. Rêvons.

Création et anarchie. L'oeuvre à l'âge de la religion capitaliste

DE Giorgio Agamben, ÉDITIONS Rivages, traduit de l’italien par Joël Gayraud, 144 pages.

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