Coups de grâce

© SAUL LEITER, STRAW HAT @ THE ESTATE OF SAUL LEITER

« J’ai été ignoré une bonne partie de ma vie. Une situation qui me convenait très bien. Passer inaperçu est un privilège. Cela m’a notamment permis de voir ce que les autres ne voyaient pas et de réagir différemment aux situations qui se présentaient. » Ainsi s’exprimait Saul Leiter (1923-2013) lors de la rétrospective que lui consacrait la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris en 2008. Aucune trace d’amertume donc chez le photographe américain qui aura pourtant dû attendre la fin des années 90 pour voir son travail personnel reconnu à sa juste valeur. Jusque-là, il était surtout recherché comme photographe de mode, son lyrisme vaporeux faisant les beaux jours de magazines comme Harper’s Bazaar dès la fin des années 50. Ironie du sort, depuis qu’une galerie new-yorkaise l’a sorti du purgatoire commercial, ce natif de Pittsburgh est célébré un peu partout, comme si le milieu artistique cherchait à se faire pardonner sa myopie. C’est au tour d’Anvers de l’accueillir, avec un bel échantillon de tableaux et tirages de celui qui fut l’un des pionniers de la photo couleur. Dès 1948, soit bien avant Stephen Shore, et alors que cette innovation technologique est jugée vulgaire par la plupart des artistes, il capte les vibrations chromatiques de Big Apple, où il s’est installé deux ans plus tôt. Pour faire des économies, il utilise des films périmés, nappant ses compositions de couleurs délavées. Dans ses clichés à la limite de l’expressionnisme abstrait -une étiquette revendiquée dans ses peintures, où explose son talent de coloriste-, les individus défilent comme des spectres évanescents prisonniers d’un nuage de vapeur, d’un rideau de pluie ou d’un grésillement de flocons. Autant que l’architecture, les éléments naturels sont des acteurs de son théâtre urbain. Contemporain de Robert Frank et de Diane Arbus, dont il fut proche et avec lesquels il partage le goût des scènes de rue et de l’inattendu, cet admirateur de Vuillard se distingue par une approche viscéralement poétique de la ville. Plus que le visible, il cherche à capter les atmosphères, en noir et blanc ou dans des teintes tamisées qui ont fait école, infusant l’esthétique vintage chère aux utilisateurs d’Instagram et inspirant des réalisateurs portés vers la mélancolie et la nostalgie, Todd Haynes en tête. Certains plans de Carol reproduisent ainsi quasi à l’identique la grammaire du photographe: vues en embuscade, personnages retranchés derrière des vitres ruisselantes, cadrages au cordeau… Une ponction naturelle, la pellicule de Leiter dégageant elle-même de puissantes bouffées cinématographiques. Ses films immobiles débusquent dans le monde réel sa part de mystère et d’envoûtement.

SAUL LEITER-RÉTROSPECTIVE, AU FOMU À ANVERS, JUSQU’AU 29 JANVIER. WWW.FOTOMUSEUM.BE

LAURENT RAPHAËL

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