RESCAPÉS DU STAFF BENDA BILILI ÉCLATÉ IL Y A DEUX ANS, COCO ET THÉO REVIENNENT AVEC TROIS JEUNES CATS DE KIN ET LE PRODUCTEUR-GUITARISTE LIAM FARRELL, DOPANT LEUR RUMBA DE RECETTES ACIDES. MBONGWANA STAR? NON PEUT-ÊTRE.

Le guitariste électrique lâche de longues échardes blues et des spasmes afro-psychés. Colonne de dreadlocks remontées en imposant chignon vertical, peau blanche modérément tatouée, l’Irlando-britannique de Paris, Liam Farrell, déchire les cordes alors que Théo fait tourner d’excitation sa chaise roulante aux côtés du plus posé Coco, l’autre chanteur venu du Staff. Charade d’un Congo contemporain mixé avec d’autres épices divergentes: à certains moments d’intensité, on n’est pas si loin de Fela rencontre Hendrix. La faute au chaudron bouillant d’une rumba explosée, notamment par le haut-voltage des trois jeunes recrues qui accompagnent désormais les papas Coco et Théo. Soit un guitariste incisif, Jean-Claude Kamina Mulodi, dit R9, Makana Kalambayi, Randy, batteur qui a dû fréquenter l’école Ginger Baker, et Rodrigo Matazoléké, Sage, vocaliste qui met ses mèches tricolores au service du rythme intégral. Lui, par exemple, a 28 ans: mis à part un mini-trip à Brazzaville et un autre, gamin de chorale, à Dubaï, l’Europe est son premier grand voyage. Hors-scène, son 220 volts se calme nettement, et Sage endosse alors parfaitement son pseudo. C’est aussi le beau-fils de Coco, l’aîné (1953) qui nous surprend en disant qu’il a été « trafiquant à Brazzaville ». Petit soubresaut sémantique entre lingala et français. Cela veut dire qu’il vendait, entre autres, des fringues dans l’autre Congo…

Bienvenue dans le monde de Mbongwana Star -l’étoile du changement-: pas grand monde à Turnhout, troisième concert d’une tournée européenne d’une vingtaine de dates. Pour cause, l’album inaugural du groupe ne sort que deux semaines plus tard. Les spectateurs sont venus parce que l’Afrique continue à exporter une matière première de grande richesse: sa musique. Liam Farrell (alias Doctor L), 47 ans, de parents anglais et irlandais, habite Paris: il a aussi bien travaillé dans le hip hop (Assassin) que dans l’afro-fusion (Tony Allen). Au départ, son rôle est simplement de produire l’album de Mbwongwana Star. Liam: « J’avais entendu quelques enregistrements de Mbongwana réalisés par Florent et Renaud (1), ils n’étaient pas top pour diverses raisons et avec Michel (Winter, ndlr), le manager, on s’est débrouillés pour monter une prod système D. On a enregistré plein de choses à Kin et puis je les ai remodelées pendant un mois et demi à Paris. Une fois trouvés le genre et le mood du groupe, on a fait d’autres prises, la direction s’est faite en travaillant, en cherchant. Aussi parce que Nick Gold, qui a signé le disque sur son label World Circuit (2), ne voulait pas des arrangements trop traditionnels ».

Sur la tonalité « rock » de l’ensemble, Liam a cette réponse: « N’oublie pas que le rock est africain. » Et de citer le high life du Nigéria « de 1970 à 1985, hallucinant d’énergie. Le Mbongwana brise un peu ce côté africain des groupes « militarisés » où il y a le lead et les petits soldats derrière. Pour Théo, Coco et les autres de Mbongwana, la musique est un truc de survie et j’aimerais bien que cela explose un peu, que cela rentre dans le marché moins parce que c’est catalogué africain que par la qualité des vibes. C’est une aventure à laquelle je m’associe totalement. »

Dévoropole grouillante

« Ce n’est pas tout d’avoir les visas Schengen, payants eux aussi, il faut obtenir toute une série d’autorisations de la part des autorités congolaises pour que les musiciens puissent sortir du pays: en gros, pour Mbongwana Star, cela coûte entre 2000 et 2500 dollars. » Deux heures avant le show. Michel Winter fait danser Coco Ngambali et sa chaise roulante dans la petite cour intérieure du Warande de Turnhout, CC moderne à deux pas de la frontière hollandaise. La chorégraphie improvisée au soleil du 1er mai évoque davantage un tango qu’une partie de ndombolo tropicale. Le premier, 58 piges, clope au bec, est manager de Mbongwana Star, le second, la petite soixantaine, timidité et nattes tressées, est l’un des deux rescapés de Staff Benda Bilili. Groupe qui fait sensation au printemps 2009 dès la parution d’un premier album justement baptisé Très très fort. Les critiques internationales sont d’autant plus laudatives face à la musique -version dévorante de la vieille rumba- que quatre des Staff incarnent physiquement la quintessence de la débrouille africaine.

Venus des rues de Kinshasa, dévoropole grouillante de neuf millions d’habitants, Coco et les autres ont bidouillé des véhicules artisanaux pour se déplacer, vu qu’ils ont la poliomyélite et se trouvent lestés de jambes peu ou pas opérationnelles. Dans un pays 77 fois plus grand que la Belgique, vrillé par la corruption et les guerres, qui ne fournit pas de chaise roulante aux paraplégiques. Le Staff incarne tellement bien l’inattendue réussite de musiciens nés perdants que l’Occident y voit aussi une fable. Une version afro-contemporaine de la réussite hollywoodienne, sans oublier la gloire et l’argent présumés. D’ailleurs, même les Etats-Unis craquent pour la formidable tambouille du Staff qui réalise un second album, multiplie les tournées, et se trouve au centre d’un documentaire présenté en 2010 au Festival de Cannes. Quoi de plus optimiste que des mecs en fauteuils sortis de la misère, qui font danser le monde entier, soudain habillés par Agnès B?

Chicottés

Mais au sein de la bande et des chaises neuves, la wonderful story se lézarde. Le chanteur qui a fondé le Staff avec Coco, Ricky Likabu, prend de plus en plus ses aises avec le leadership et, selon Coco, « devient un véritable dictateur ». Un « Mobutu » précise le manager Winter qui, après deux disques et plusieurs tours de planète, se voit accusé de ne pas répartir équitablement les profits du succès, bref de refaire un tour de néo-colonialisme vicieux. Français voyageur installé à Bruxelles depuis 1980, Winter finit par être écarté au profit d’un Franco-Congolais qui promet au groupe monts et merveilles, et plus encore. Deux ans après le split du Staff -qui continue vaille que vaille sans Coco ni Théo-, Winter n’est pas forcément pressé de raconter une fois encore la même histoire désolante, où lors de la discussion finale avec Ricky, il se fait traiter d' »escroc, comme les coloniaux belges frappant les noirs à la chicotte ». Dur d’être Français -né apatride dans une famille juive obligée de fuir la Hongrie lors de la répression de 1956- traité de Belge esclavagiste… Comme si plus d’un demi-siècle après les indépendances africaines, les anciennes plaies n’étaient toujours pas cautérisées (cf. encadré). Aujourd’hui, Winter précise « qu’il n’avait pas de contrat qui le liait aux musiciens du Staff et donc pas de recours juridique »: on imagine que la meilleure évidence de sa probité est la présence de Coco et Théo, les deux anciens Staff, dans Mbongwana Star. On imagine mal les « deux chicottés » remettant le couvert avec un voyou de la caisse, de surcroît exploiteur du labeur noir.

Médaille d’argent

« L’idée, c’est de moderniser le son. Non, je ne suis pas surpris par ce qui se passe avec Mbongwana Star: ça va aller! » Théo l’optimiste est né en septembre 1961 à Kinshasa, et dès l’âge de 13 ans se met à la rumba, musique générique du Congo depuis les années 20, lorsqu’elle adopte le rythme en provenance de Cuba. L’histoire de Théo ressemble à celle de la plupart des musiciens congolais. « Mes parents n’avaient pas d’argent, donc j’ai arrêté l’école assez tôt, vers 13 ans. J’ai appris à être musicien et couturier. » Aujourd’hui, malgré l’aventure du Staff et les revenus financiers tirés -essentiellement- des tournées, Théo continue à confectionner des tissus, pour faire vivre sa famille de cinq enfants, dans un pays où le salaire moyen mensuel plafonne en-dessous des 100 dollars. « Maintenant qu’on n’a plus de dictateur comme Ricky, le groupe est ensemble. Ce que je ne comprends pas, par contre, ce sont les histoires de visas, pourquoi c’est si compliqué de laisser venir faire leur métier aux musiciens congolais, africains, en Europe? »

Le combat Ali-Foreman de 1974 traverse la conversation. Théo se souvient de la retransmission télévisée, des prestations de BB King, Miriam Makeba et James Brown. En concert, sur son fauteuil roulant, Théo propulse le haut de son corps de manière brownesque, comme si son abdomen était un énorme coeur battant donné à voir aux spectateurs. Théo est le seul qui cause sur scène, et la deuxième fois qu’on les voit en concert -le 9 mai dans une petite salle gantoise, De Centrale-, il fait le dialogue avec le public. En français et avec deux mots d’anglais: Bart ne serait pas content de cette audace linguistique et se demanderait peut-être ce qu’est le pendentif argenté au cou de Théo. Bling bling congolais? Non, une médaille reçue en Corse lors d’un passage des Bilila. Peut-être une manière d’honorer la résistance à tous les pouvoirs.

(1) FLORENT DE LA TULLMAYE ET RENAUD BARRET, RÉALISATEURS DU FILM DOCUMENTAIRE SUR STAFF BENDA BILILI.

(2) LABEL LONDONIEN AYANT ENTRE AUTRES PRODUIT LES SUCCÈS DE BUENA VISTA SOCIAL CLUB, OUMOU SANGARÉ ET ALI FARKA TOURÉ.

RENCONTRE Philippe Cornet

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