DÉBUT 1976, ROUGH TRADE N’EST QU’UN DISQUAIRE GAUCHO-PUNK LONDONIEN. TRANSFORMÉ EN LABEL, IL VA SIGNER UN BOUT DE ROCK PLANÉTAIRE: SMITHS, STROKES, ANTONY OU SUFJAN STEVENS. UN BOX TÉMOIN DE 40 ANNÉES CHERCHEUSES DONNE L’OCCASION DE RENCONTRER GEOFF TRAVIS, FONDATEUR DISTINGUÉ.

Morrissey a toujours eu des rapports disons curieux avec moi, comme s’il était à la recherche d’une figure paternelle. Alors, tout ce qu’il a pu écrire dans son autobiographie sur moi ou Rough Trade, je le considère comme de la pure fiction. D’ailleurs, cela a toujours été sa manière de vivre: Morrissey est son plus grand ennemi. » Geoff Travis, haute silhouette studieuse, lâche un sourire. Reliquat distingué des trois années passées comme étudiant à Cambridge, même si ce fils d’une famille juive moyenne de Finchley n’a jamais pratiqué les codes de l’élite anglaise. Devenu producteur de musique, il compte désormais dans l’Histoire du rock, citant comme modèle Sam Phillips, le mec qui signa Presley en 1954 sur l’indépendant Sun Records. Grandes ambitions mais petit bureau: celui de Travis -six mètres carrés à tout casser- est installé dans un duplex sans frime occupé par une douzaine d’employés sur Golborne Road. Entre Ladbroke Grove et Westbourne Park, ouest londonien à quelques blocs de Portobello. Territoire stratégique des premiers gigs de Clash -Mick Jones habitait avec sa grand-mère au 18e étage d’une tour voisine- proche de l’Acklam Hall où les Slits faisaient gondoler fesses et dub féministe. A l’ombre du Westway, ce ring qui fend le ciel londonien d’une langue de béton comme dans une nouvelle anxiogène de J.G. Ballard. C’est peu dire que le quartier est marqué: bien qu’il fasse géographiquement partie du chic Notting Hill, avec ses épiceries arabes et ses council houses rapiécées, RT est plus proche d’Ixelles-sur-Molenbeek que d’Uccle, si on peut dire.

Permanence collectiviste

Dans son autobio assassine de 2013, Morrissey écrit: « Warner UK a acheté à Johnny et moi en 1992 le catalogue des Smiths. Rough Trade s’était tortillée puis effondrée sous une mer de faillites et d’humiliations judiciaires, mais refera surface plus tard (…), Rough Trade avait laissé échapper son dernier souffle, et son team de l’époque des Smiths avait été embarqué vers l’abattoir (1). » De fait, les 40 dernières années Rough Trade sont faites de bosses et de migrations, de triomphes artistiques et de gouffres de fric, la plupart assujettis au destin de Geoff Travis. Le premier pas de l’aventure s’installe début 1976 au 202 Kensington Park Road: lorsqu’on entre un an plus tard dans ce disquaire proche de Portobello, c’est la découverte du DIY suprême. Bric-à-brac de galoches punks évidemment, mais aussi stocks de reggae/jazz et d’alternatives diverses, comme les tables-chaises installées pour la discussion du tout-passant. Les murs hérissés de pochettes de singles portent aussi une généalogie impressionnante de fanzines photocopiés. En vente au comptoir. Le tout ressemble à la section « Disques » informelle d’une permanence collectiviste.

« Quand je suis parti en Amérique en 1974, après Cambridge, explique Travis, j’ai pas mal fréquenté la librairie City Lights à San Francisco où il était possible de passer la journée, à condition de ne pas renverser son café sur les bouquins. » Lorsqu’il revient du trip US avec des caisses de LP’s, Travis veut bâtir semblable hang-out, où l’on peut refaire le monde sur fond d’U Roy ou de Tapper Zukie. « On ne voulait pas être des touristes dans un quartier essentiellement jamaïcain, on voulait intégrer la communauté locale et créer un endroit de rencontre. » Rough Trade incarne aussi ce Londres mi-seventies du squat et de la bricole Oxfam: Travis comme ses premiers comparses dans l’affaire, Ken Davison ou Steve Montgomery, vivent dans des apparts communautaires galeux et mangent plus souvent des nouilles à l’eau de pluie que du faisan. Travis: « Londres était infinimement moins onéreux qu’aujourd’hui, et je n’avais aucune aspiration à faire de l’argent: j’appartiens à une génération coincée entre la Beat Generation et celle de Thatcher. On s’est toujours sentis de gauche, avec le désir de changer les règles basiques du business, de créer quelque chose de communautaire, de ne pas dépendre d’une autre structure, d’un autre pouvoir que le nôtre. »

Histoire sanguine

La routine carton bouilli explose en même temps que la cavalerie punk: en quelques semaines fin 1976/début 1977, la boutique se met à débiter du Buzzcocks -le premier EP Spiral Scratch-, du Damned, du Pistols, du Clash et tout le toutim. Hallucinante accélération commerciale où un modeste maga comme celui-là écoule facilement 1000 copies du Never Mind The Bollocks au mois. Travis sent vite qu’il n’est pas juste là pour vendre du plastique sonore dans une boutique désormais fameuse visitée par Patti Smith, les Ramones ou Talking Heads. Voire même sa majesté Bowie venant dévaliser les pressages de Cabaret Voltaire. Pour le jeune Travis, 25 ans en 1977, tout cela est une histoire plus sanguine que consanguine. « Mes parents n’avaient que quelques disques d’époque, Sound of Music, South Pacific, mais tout gamin, quand mon cousin du Canada a débarqué chez nous avec les Everly Brothers et Buddy Holly, j’ai aimé ces disques intensément. J’avais 8-10 ans -je suis né en 1952- et j’ai chopé le virus de la musique. Par la suite, le Londres sixties était simplement le meilleur endroit au monde: j’ai vu le dernier concert des Beatles à l’Empire Pool de Wembley (le 1er mai 1966) avec ma soeur. L’Angleterre sortait des années 50 et d’une société encore dessinée en noir et blanc (sourire). »

Rough Trade, le label, surgit en 1978 et est une prise en charge active de ce que Travis voit en boutique: la concrétisation vinylique de la génération No Future qui en veut quand même un d’avenir, en tout cas discographique. « A peu près tout ce que l’on a commencé à sortir se vendait, simplement parce qu’il y avait une scène énorme, un désir de tout acquérir et non pas seulement, disons, le dernier disque de Television. Lorsque Johnny Marr est venu déposer les deux chansons qui ont amené à la signature des Smiths en 1983, j’avais quelques années de musique derrière moi. Depuis l’écoute des disques fifties du cousin, j’avais avalé des tonnes de John Peel, de Radio Luxembourg, de BBC, de concerts des Stones, Love, Who ou Elton John à la Roundhouse, de free podiums à Hyde Park avec Blind Faith ou Grand Funk Railroad (sourire). J’avais un fondement, une éducation, comme un mec qui étudie l’Histoire. Quand j’ai entendu les Smiths, j’ai su qu’il y avait là quelque chose, d’autant que leurs chansons ne copiaient personne. Marr et Morrissey savaient probablement combien ils étaient bons. » RT sort entre février 1984 et septembre 1987 les quatre albums originaux des Smiths. Flair historique, donc.

Trop vieux pour cette merde

L’ex-étudiant de Cambridge, qui a dévoré Joyce, Blake, Herman Melville ou Ezra Pound, comprend que dans cette course musicale dévorante « il n’y a pas de haute et de basse culture, et que le génie primitif du rock’n’roll est essentiel, excitant. Ce serait simpliste de dire que tout le catalogue de RT est de haute volée (il rit) mais il est parcouru par des gens tels que Sufjan Stevens qui amènent d’autres liens et sont tellement plus fun que le simple travail académique. » Au début des années 80, Rough Trade participe à la création de The Cartel: il est l’un des sept indépendants d’une nouvelle chaîne majeure de distribution de disques au Royaume-Uni. Des groupes d’autres labels repris par ce cartel -nom ironiquement choisi par allusion aux empires de la came- bâtissent alors une carrière considérable: (feu) Joy Division de chez Factory ou, à plus grande échelle industrielle, Depeche Mode de chez Mute Records. Ce qui s’annonce comme un acte commercial d’envergure se délite peu à peu et RT se retire de l’affaire en 1991. Assez symptomatique d’une entreprise qui a du mal avec ses livres de comptes. Travis: « Je ne me suis pas occupé de cet aspect-là du groupe (…) mais je m’en suis quand même senti solidaire: on a vendu le catalogue des Smiths pour rembourser les dettes du secteur distribution. Ce qui a été un choc. Et puis il y a eu cette bizarre période des années 90 où Rough Trade n’existait plus, où j’ai géré un sous-label de Warner -Blanco y negro Records- avec entre autres The Jesus And Mary Chain et Everything But The Girl. »

D’autres sous-tentatives s’installent: Trade 2 en partenariat avec Island Records -hub de Marley et U2- puis un deal « cauchemardesque » avec One Little Indian. Des partenariats fluctuants qui passent aussi par une société de management, travaillant sur les deux premiers albums des Cranberries et la carrière de Pulp, liaison qui est restée, « Jarvis faisant toujours partie de la famille« . Autres alliances? Oui, RT est d’abord réanimé par Sanctuary Records en 2000, pour lequel Travis signe rien moins que The Strokes, Arcade Fire et The Libertines. Avant d’être tradé à l’indépendant Beggars Group en 2007. Aujourd’hui, le label Rough Trade est géré par Geoff et Jeannette Lee, ex-membre de PIL et partenaire égalitaire depuis 1987. Les deux ont également des parts dans l’énorme magasin Rough Trade new-yorkais, ouvert à Brooklyn en novembre 2013. « Je pense que je suis vraiment bon, que j’aime véritablement la musique. On ne se prend pas trop au sérieux, on n’est pas pompeux. Et on aime travailler avec les musiciens. Le succès a toujours été un piège: la plupart des gens deviennent dingues et perdent leurs repères. Et puis, on ne supporte pas les enfoirés, on se fout du fric à faire, on se sépare des emmerdeurs. Je suis trop vieux pour cette merde. Oui, je crois que le mot indie signifie encore quelque chose, en opposition à « major ». »

Au fil des décennies, le catalogue a glané de sacrés parfums discographiques: Belle & Sebastian, Mazzy Star, The Pop Group, The Fall, Babyshambles, Sufjan Stevens, Arcade Fire, Antony & The Johnsons et, plus récemment, Warpaint et Alabama Shakes. Ultime signature? Soak, talentueuse androgyne nord-irlandaise de 18 ans qui « montre que tout est encore possible dans ce monde, qu’il faut juste pouvoir lancer le processus. C’est pour cela que notre bureau donne directement sur la rue, pour que de nouveaux Smiths sonnent à la porte. Ce n’est pas encore arrivé mais c’est une possibilité. » Pour les prétendants, Rough Trade est installé au 66 Golborne Road, London W10. Dix minutes à pied depuis le métro.

(1) MORRISSEY CHEZ PENGUIN CLASSICS.

À LIRE: DOCUMENT AND EYEWITNESS: AN INTIMATE HISTORY OF ROUGH TRADE DE NEIL TAYLOR, EN ANGLAIS, CHEZ ORION BOOKS.

TEXTE Philippe Cornet

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