COEUR DE VERRE

© © ALEX BRÜEL FLAGSTAD

LE TROISIÈME ALBUM D’AGNES OBEL LIBÈRE SES ANGOISSES SUR L’ÉPOQUE DANS LE SILLAGE DE LA MORT DU PÈRE. VIA DES AMBITIONS MUSICALES QUI TRANCHENT SUR LA SIMPLE IDÉE DE BEAUTÉ BLONDE ENTICHÉE DE SATIE.

Troisième interview en autant d’albums depuis 2010. La dernière fois, à l’été 2013 dans un jardin alternatif de Berlin, Agnes au naturel délaissait ses états d’âme farouches pour une vision bio du monde et de la musique. De retour à Bruxelles ce 2 novembre, l’après-midi de son concert complet à l’AB, la toujours jolie semble plus frêle que jamais, presque transparente. Moins une allusion au concept avoué du disque titré Citizen of Glass, qu’un constat des fantômes, y compris les siens, peuplant une époque troublée. Où la Danoise au physique hitchcockien semble avoir glissé vers des remous bergmaniens, en musique.

Vous jouez en « groupe de filles »: toi, deux violoncellistes également multi-instrumentistes et une clarinettiste (belge) qui s’occupe aussi des percussions, toutes faisant des loops. Y a-t-il un plaisir particulier à jouer sans les mecs?

J’ai longtemps été dans un univers exclusivement masculin et, jeune productrice à Berlin, je côtoyais forcément des hommes: on me prenait volontiers pour la fille qui fait le café (sourire). C’est un rêve de jouer avec des filles qui s’immergent à ce point-là dans la musique: Kristina Koropecki, la violoncelliste canadienne, habite comme moi à Berlin et on parle sans cesse de musique et d’arrangements. Mais il reste des hommes dans mon entourage, le tour manager, l’ingé son: le milieu musical reste à prédominance masculine, ce qui est tellement vieux jeu… Ça devrait être une parité 50-50! J’aimerais d’ailleurs qu’on me pose davantage de questions sur la production de mes albums (qu’elle prend en charge, NDLR).

Voilà: le second morceau de l’album, Familiar, est le moment le plus bluffant du disque puisque tu t’y exerces à un duo avec toi-même, la seconde voix sonnant d’extraordinaire façon comme un choeur mâle. On parle d’une superposition de 250 pistes…

Oui. J’ai enregistré la voix qui me répondait en baissant mon registre naturel de cinq notes, comme un double de moi-même. C’est un jeu qui met en scène un fantôme parce que le thème de la chanson est le secret, le genre de chose qui jette des ombres sur l’intégralité de nos vies. Ce disque est un voyage mental qui traite de la transparence, celle obligatoire des médias sociaux, que je quitte totalement lorsque je travaille. Quand je fais de la musique, je suis une fille analogique(sourire). Il s’agit aussi du verre comme étant une matière fragile, cassable, c’est-à-dire nous-mêmes. Et ce sentiment que le passé revient sans cesse vers nous. Quand j’ai eu fini Aventine, j’ai écouté énormément de musique classique, notamment le travail du compositeur danois Bent Sorensen: il habitait une vieille maison face à un jardin qui mourrait, ce qui l’a amené à écrire Dying Gardens. Je me suis mise à chercher des sonorités pour traduire ces sensations autres, la paranoïa, la peur et le mal de vivre.

De quelle façon est-ce relié à la mort de ton père, survenue pendant la tournée 2014 d’Aventine?

Mon père, qui avait 75 ans, est parti de façon soudaine: mon frère l’a trouvé et m’a appelée alors que j’étais en tournée en France. Un choc… Mon père était un « homme de verre »,quelqu’un qui n’était pas vraiment fait pour ce monde: je pense qu’il était trop fragile. Musicien de jazz et père de trois enfants d’un premier mariage, il avait dû gagner sa vie, laisser tomber la musique. Depuis que j’ai douze ans, il n’a cessé d’être déprimé, avec des hauts et des bas, des séjours à l’hôpital et tout le reste. Je pense que s’il avait pu s’accomplir comme musicien, les choses auraient pu être différentes, parce que la musique signifie être dans l’instant. Mon père voulait tellement que je sois dans la musique qu’il m’avait acheté un système d’amplification (sourire).

La musique comme catharsis?

J’ai essayé d’écrire à propos de mon père mais cela me rend trop triste: j’ai besoin d’un peu de distance… (soupir) L’écriture me pousse souvent dans des états qui peuvent être difficiles. J’aime les gens et le sens des choses, mais je ne suis pas sûre de correspondre à la définition de fille romantique.

Tu habites à Berlin depuis dix ans: comment vois-tu ton pays, le Danemark, et la montée de l’intolérance et du nationalisme?

Politiquement parlant, c’est à la fois triste et effrayant. Une Europe de 700 millions de personnes qui ne peut pas absorber les réfugiés syriens, je ne comprends pas. Je pense que cet album donne l’impression d’un monde qui s’écroule face à des médias qui, via la désinformation, poussent au populisme, à l’irrationnel. Cela me terrifie.

Pourquoi les Danois sont-ils si forts pour l’écriture de séries télé de qualité comme Borgen ou Bron, audacieuses et un peu tordues?

L’État danois a considérablement défendu et financé l’industrie de l’image, et la qualité des films danois a maintenant glissé vers le monde de la télévision. Il s’y trouve des gens idéalistes défendant le service public sans obsession commerciale, comme le père de mon boyfriend que je connais depuis toute gamine.

Tu es une idéaliste?

Oui, bien sûr, oui… Je suis très reconnaissante de ce qui m’arrive. Et c’est ce que mon père m’a toujours dit: combien il était important de poursuivre ce désir de musique. Cela me rend très heureuse, en fait.

ENTRETIEN Philippe Cornet

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