Clowes de conscience

DANIEL CLOWES EST DE RETOUR AVEC UN THRILLER SPATIO-TEMPOREL AU GRAPHISME DÉLICIEUSEMENT RÉTRO ET FOURRÉ DE ROMANTISME DES SUBURBS. VERTIGINEUX.

Patience

DE DANIEL CLOWES, ÉDITIONS CORNÉLIUS, 184 PAGES.

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Le nouvel Daniel Clowes porte bien son nom -et connaissant le sens du détail du bonhomme, ce n’est pas un hasard- puisqu’il aura fallu patienter cinq ans pour avoir des nouvelles de l’un des plus éminents ambassadeurs toujours en activité, avec Chris Ware et Charles Burns, de la bande dessinée indé américaine.

L’auteur culte de Ghost World, porté à l’écran par Terry Zwigoff en 2001, excelle dans le portrait borderline de cette adolescence coincée à la périphérie du grand rêve américain et s’encroûtant dans des banlieues pavillonnaires cafardeuses où la seule distraction consiste à aller cuver son ennui au diner du coin. L’humour dont Clowes saupoudre des récits suintant la médiocrité, l’aliénation, le vide et le désenchantement sauve l’entreprise du désespoir complet. Et du naufrage personnel puisque, adepte de l’autodérision, le génial dessinateur n’hésite pas à se jeter dans la mêlée, singulièrement dans ses derniers albums où il a multiplié les incursions dans le monde adulte. Comme dans Wilson et Mister Wonderful, qui ne faisaient pas mystère de leurs penchants autobiographiques.

Si on retrouve tous ces ingrédients dans Patience, c’est accommodés à la sauce inédite du thriller spatio-temporel. Tout commence en 2012 avec une intrusion dans la vie d’un couple à un moment critique: le test de grossesse que la jeune femme vient d’effectuer est positif. De quoi ravir Patience et Jack, et égayer un peu une existence déprimante: elle est rongée par le souvenir d’une jeunesse cauchemardesque et lui par sa conscience, n’ayant pas eu le cran de lui avouer qu’il n’a pas le job stable qu’elle imagine. En rentrant quelques jours plus tard, il découvre sa compagne sans vie sur le sol. Suspecté, il est envoyé en prison avant d’être relâché faute de preuves suffisantes. Jack n’aura alors plus qu’une obsession: retrouver l’assassin. Mais sans argent et sans piste sérieuse, pas simple. Fin du premier acte.

Back to the future

On retrouve notre loser en 2029 dans un décor au design rétrofuturiste. Son enquête patine toujours. L’ex-garçon timide est devenu un quinqua athlétique et impulsif. La chance tourne quand une prostituée lui parle d’un client qui aurait trouvé la formule pour voyager le temps. Jack ne se fait pas prier pour détrousser le petit génie et se téléporter en 2006. Le début d’une série de sauts de puces sur la ligne du temps pour essayer de mettre hors d’état de nuire l’ex de Patience qu’il croit être le coupable du meurtre, non sans découvrir au passage l’origine du traumatisme de sa future petite amie ni céder à la tentation de la venger, au risque de bousculer le scénario du futur…

Cette architecture labyrinthique à la Christopher Nolan superpose voyage dans le temps et voyage intérieur. Et renforce cette impression de trip métaphysique déjà largement distillée par un graphisme à la ligne claire anxiogène s’affranchissant des règles de la vraisemblance pour privilégier l’impact émotionnel. Ainsi de ces cases où les protagonistes apparaissent sur des aplats de couleurs vives pour réciter leur texte ou de cette voix off branchée en permanence sur la fréquence intime de Jack, comme pour faire affleurer en surplomb du récit l’état de confusion du héros. Une liberté formelle époustouflante qui ajoute une touche sensorielle à la valse des thèmes clowsiens habituels comme le sens de la vie, le fardeau de la solitude ou la résilience. Si Hergé et J.G. Ballard avaient eu un enfant, il s’appellerait à coup sûr Daniel Clowes…

LAURENT RAPHAËL

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