LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE CONSACRE UNE VASTE EXPOSITION AU MONDE ENCHANTÉ DE JACQUES DEMY. DE NANTES À LOS ANGELES, EN PASSANT PAR CHERBOURG OU ROCHEFORT, ON S’Y ÉGARE AVEC UN BONHEUR SANS ÉGAL

« Mon souhait est de faire 50 films qui seront tous liés les uns aux autres, dont les sens s’éclaireront mutuellement à travers des personnages communs« , expliquait Jacques Demy. S’il y en eut finalement beaucoup moins, le réalisateur des Parapluies de Cherbourg devant s’avérer un cinéaste rare, en définitive -douze longs métrages, à peine, de Lola, en 1961, à Trois places pour le 26, en 1988, deux ans avant sa mort-, Demy n’en a pas moins laissé une oeuvre que l’on ne saurait mieux qualifier que d’essentielle, comédie humaine peuplée de personnages dont l’aspiration au bonheur se heurte aux contingences du réel comme pour mieux le sublimer. C’est bien d’un monde de tous les possibles dont il est ici question qui, devant sa caméra, transcende le trivial dans un mouvement lyrique où la grâce se fait multicolore et musicale -voir, à cet égard, Les Demoiselles de Rochefort qui, chorégraphiant magistralement les chassés-croisés amoureux, portent l’oeuvre demyesque à sa quintessence.

La moitié de Demy

Poursuivant son ambitieuse politique en matière d’expositions, la Cinémathèque française (où l’on peut par ailleurs toujours découvrir celle consacrée à Maurice Pialat, en une stimulante collision) ouvre aujourd’hui bien grandes les portes de cet univers, enchanté et autonome. Si bien que l’immersion dans Le monde enchanté de Jacques Demy apparaît comme le complément idéal à l’indispensable intégrale DVD, éditée il y aura bientôt cinq ans. Pour retracer l’itinéraire de Jacquot de Nantes (suivant le titre du film que lui consacra Agnès Varda, compagne d’une vie, dont les interventions écrites et les photographies balisent l’accrochage), le commissaire Matthieu Orléan a opté pour une approche chronologique. C’est fort logiquement par le Passage Pommeraye, celui-là même qui offrait son décor à Lola, premier long métrage, avant de réapparaître dans Les Parapluies de Cherbourg puis dans Une chambre en ville, que l’on s’invite dans le Demy-monde. Couvrant les années de jeunesse, de 1931 à 1963, le chapitre « Nantes et les champs magnétiques » aligne les archives fondatrices -dessins, caméra Pathé-Baby sur laquelle le tout jeune Demy fit ses gammes, courts métrages, animés (Attaque nocturne) ou non (Les horizons morts, son film de fin d’études, Le sabotier du Val de Loire, Le Bel indifférent, d’après Cocteau, influence décisive -« sa poésie m’a bouleversé dès l’adolescence« , dira-t-il).

C’est là, d’ailleurs, l’une des correspondances qu’établit joliment l’exposition, qui fait rimer l’univers de Demy (lui-même créateur multiple, qui s’exprima aussi dans le dessin, la photographie ou la peinture) avec des oeuvres d’artistes divers -les peintres Raoul Dufy pour La Baie des anges ou David Hockney pour Model Shop, par exemple. Pour traduire un imaginaire singulier, sa filmographie, explorée ici dans le détail, s’épanouit au confluent d’inspirations ou de collaborations -avec le décorateur Bernard Evein, qui donne aux films leur texture même (voir les papiers peints spécialement imprimés des Parapluies de Cherbourg, recréés pour l’exposition) ou bien sûr, avec Michel Legrand, « la moitié de Demy« , comme on l’a appelé, dont les partitions portent l’oeuvre à des sommets de lyrisme et de mélancolie.

C’est bientôt « la mélodie du bonheur » qui se donne à entendre, le pivot de l’exposition résidant dans un espace consacré aux Parapluies et aux Demoiselles, les deux films les plus fameux de Demy, impeccablement documentés (scénario, documents de casting, photos de tournage, témoignages du compositeur, extraits… et jusqu’à la galerie d’art Lancien recréée), la scénographie réussissant la gageure de restituer la magie qui opère immanquablement à l’écran. La suite n’est pas moins riche, qui accompagne le trip des Demy/Varda en pleine effervescence hippie à Los Angeles pour y tourner Model Shop, pendant américain à Lola. L’occasion de découvrir notamment un passionnant entretien avec Harrison Ford, pressenti par Demy pour jouer dans le film, le studio imposant cependant Gary Lockwood, estimant que le futur héros de Star Wars, Indiana Jones… n’avait aucun avenir dans le métier. Une pépite parmi d’autres, comme la réplique de la robe couleur temps de Peau d’âne, incursion dans le merveilleux cinématographique, ou la fausse Une du Parisien libéré pour L’Evénement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune, les deux films qui encadrent la période courant de 1970 à 1978, « Ruban de rêve » qui précède les « Coups de coeur », où le cinéma de Demy tend à se faire dés-enchanté. De son ultime long métrage, Trois places pour le 26, le cinéaste dira d’ailleurs: « Le film est construit de manière à basculer… On part en chantant sur les escaliers, c’est joyeux, et au fur et à mesure que le film avance, la comédie s’éloigne pour laisser la place à un thème de tragédie.  » Mais soit, « Vouloir le bonheur, c’est peut-être déjà le bonheur« , disait Roland Cassard dans Lola. L’entrevoir aussi, en quoi cette exposition en est le plus précieux sésame. Pour que celui-là soit complet, Les Parapluies de Cherbourg, restaurés, rallieront Cannes en mai prochain, 49 ans après que Jacques Demy y obtenait la Palme d’or. Histoire d’illuminer le monde une nouvelle fois, en chanté…

L E MONDE ENCHANTÉ DE JACQUES DEMY, CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE, PARIS, JUSQU’AU 4 AOÛT. WWW.CINEMATHEQUE.FR

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À PARIS

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