Marxiste et humaniste, Lucas Belvaux, le réalisateur de Rapt, pose la question des limites morales dans un film aussi fort que rigoureux, inspiré par l’enlèvement du baron belge Empain en 1978. Débriefing.

De La Raison du plus faible et ses ouvriers révoltés, vous passez directement à l’histoire d’un grand patron de la finance. Pas un hasard, sans doute…

Non, en effet. Rapt est le contrechamp du film précédent. La Raison du plus faible était pour moi plus qu’une envie, même qu’une urgence. C’était une fulgurance, une réaction à la société, comme une évidence, et où il y a peu d’intellect. Rapt lui répond, et est le fruit d’une réflexion portant à la fois sur mon cinéma et sur des questions que je me pose dans ma vie. Sur l’humanité en général, sur la politique, sur le monde dans lequel on vit. Je l’ai fait un peu à contrepied du précédent, qui me vaut d’être attendu sur des films sociaux, qui parlent des prolétaires. Le côté marxiste de La Raison du plus faible était un peu hors époque quand j’ai montré le film au Festival de Cannes, mais il a repris de la modernité depuis, avec la crise et ses suites… Rapt est aussi, à sa manière et sans en avoir l’air peut-être, un film politique. C’est un film sur les droits de l’homme, et sur la radicalité. On entend se développer aujourd’hui un discours anti-patronal très radical. Moi-même je suis radical dans ma critique du monde économique. Mais j’ai voulu aller voir au-delà, poser la question de ce qui est finalement le plus important. Et le plus important, à mes yeux, est la place de l’Homme.

Prendre pour héros un grand patron, aujourd’hui, n’était-il pas plus difficile à assumer que choisir des prolétaires, des pauvres, des exploités?

Assurément, aussi par rapport à mes propres idées politiques. Mais c’était indispensable pour poser au mieux cette ligne de partage morale entre ce qu’on accepte et ce qu’on n’accepte pas. Peut-on accepter, parce que c’est un grand patron pas forcément sympathique, qu’on l’enchaîne, qu’on lui coupe un doigt, qu’on le traite comme un chien? Je n’avais pas encore 17 ans quand le baron Empain a été enlevé. Et mon sentiment de l’époque a été, comme celui de beaucoup de monde, de me dire qu’il l’avait bien cherché, en tout cas que ce qui lui arrivait n’avait pas vraiment d’importance. Un sentiment pas très glorieux… Il est difficile de se prétendre humaniste et de penser comme ça… Je l’ai compris 7 ans après, quand je l’ai vu raconter ce qu’il avait vécu durant sa captivité. On peut être radicalement opposé aux idées ou à l’action de quelqu’un et ne pas tolérer qu’on lui inflige pareil calvaire. Cela me heurte autant que la violence sociale. Il était important de le dire à une époque où on tape sur les grands patrons à tour de bras… et à juste titre (rire).

Vous avez choisi de transposer l’action de la fin des années 70 à aujourd’hui. Pourquoi?

Je voulais parler de notre époque, mettre les choses au clair par rapport à ce qu’on peut penser dans le cadre d’une lutte sociale, d’une lutte de classes. Je suis moi-même plutôt marxiste, mais en même temps il doit y avoir des limites, dans la lutte, dans les moyens utilisés, et même dans le ressenti.

Yvan Attal s’est très vite imposé comme l’interprète idéal du rôle?

Très vite. Dès l’écriture. Au tout début, j’écrivais le scénario en pensant au baron Empain lui-même. Mais très rapidement, j’ai pensé à Yvan. Parce que c’est un grand acteur. On l’a vu dans Les Patriotes, Le Candidat. Il nourrit ses personnages, il arrive à donner de l’épaisseur même aux rôles qui n’en ont pas au départ. Je pensais aussi à l’idée de la transposition. Partir d’un personnage qui est grand, blond, bronzé, tel le baron Empain, et prendre le contraire, Yvan étant plutôt petit, méditerranéen… Aussi, les patrons d’aujourd’hui, les jeunes du moins, tirent plutôt vers cette allure-là. Mais surtout, Yvan a cette espèce d’aisance, cette capacité à être à l’aise partout, tout en possédant par ailleurs une fragilité, une mélancolie. Rares sont les acteurs qui peuvent à la fois incarner une autorité naturelle et de la fragilité. Comme je crois à l’importance de ce qu’un acteur ne doit pas jouer, de ce qui émane simplement de lui, pour pouvoir se concentrer sur le jeu proprement dit, le choix d’Yvan relevait de l’évidence.

Le Baron Empain a-t-il vu votre film?

J’avais choisi de ne pas le rencontrer avant, ni de lui faire lire le scénario, pour garder une juste distance. Une fois le film terminé, je lui ai proposé de le voir, avec ou sans ma présence. Il a choisi de le voir avec son épouse actuelle et deux amis. Il a été un peu blessé que je ne le contacte pas avant. Mais malgré son a priori défavorable (que je comprends), il a aimé le film, il l’a trouvé juste, et ne s’est pas senti trahi.

Rencontre Louis Danvers

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