Dans un documentaire intense, la cinéaste chilienne déborde la perspective intime pour s’interroger sur l’engagement politique.

C’est l’histoire d’une femme qui, un jour d’octobre 1974, survit à son mari, Miguel Enriquez, leader de l’opposition révolutionnaire chilienne, abattu par les troupes de Pinochet dans leur maison de la Calle Santa Fe, à Santiago. Enceinte, Carmen Castillo est emprisonnée puis expulsée du pays; le début d’un long exil qui la conduit en France. Quelque trente ans plus tard, elle retourne sur les lieux, pour y signer un documentaire intense, sobrement intitulé Calle Santa Fe ( lire notre critique en page 31).  » Pendant longtemps, j’ai été habitée par la nécessité de désacraliser nos vies militantes, nos vies de la résistance, explique-t-elle sur une terrasse d’un hôtel bruxellois, au lendemain d’une avant-première qui l’a comblée . Ensuite, j’ai travaillé sur le Mal, la torture, la trahison, je n’étais pas prête à interroger aussi crument la mémoire des vaincus. C’est la rencontre avec Manuel, mon voisin qui m’avait sauvé la vie, qui a fait tourner la mémoire, en 2002. Je me suis dit alors que le Bien était peut-être plus intéressant que le Mal, plus mystérieux. Je n’aurais pas pu faire ce film avant, il fallait l’expérience des défaites, l’expérience philosophique aussi, qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que la liberté? »

Encore que de l’expérience, Carmen Castillo en ait à revendre, elle qui, toute jeune, s’engage sur la voie du militantisme actif.  » Le contexte historique était totalement différent. Pour des jeunes de 15 ans issus de la bourgeoisie éclairée, rencontrer la misère, partir faire du théâtre dans les communautés de paysans sans terre, cela éveillait la conscience. De là, avec l’histoire latino-américaine et la révolution cubaine, le mouvement d’engagement se produisait très vite.  »

Carmen Castillo travaille à 18 ans, est professeur à 24, avant d’exercer des responsabilités à La Moneda auprès du président Allende. Le coup d’état militaire du 11 septembre 1973 les contraint toutefois à la clandestinité, elle et les siens. Jusqu’à ce jour funeste du 5 octobre 1974.  » Il faut combattre très tôt la culpabilité qu’on a tous, les survivants, même si elle ne passe jamais. Très tôt, j’ai senti qu’il me fallait dire que nous étions comme tout le monde, cela m’a réveillée de la douleur, j’ai eu envie de raconter, et j’ai écrit. » Suivront ensuite, en qualité d’auteur et de réalisatrice, différents documents pour la télévision, avant donc Calle Santa Fe, son premier film pour le cinéma doublé d’un important travail de mémoire.  » J’ai compris ce qui sous-tendait ce film après l’avoir terminé, en lisant Avertissement d’incendie de Walter Benjamin. Il y explique comment les pertes, les souffrances des générations perdues, sont présentes dans les luttes du présent, non comme un poids du devoir, mais comme une énergie nourrissant les propres sentiments d’injustice et d’indignité du présent.  » Elle qui a conservé l’esprit révolutionnaire chevillé au corps, croit-elle en la capacité du cinéma à réinventer le monde?  » Il peut en tout cas l’éclairer de sorte qu’on y découvre des choses que l’on n’y voyait pas. Un film peut apprendre à voir et à comprendre. »

JEAN-FRANçOIS PLUIJGERS

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