La réédition du Nothing But The Best de Sinatra montre que tous les crooners majeurs se nourrissent des périodes de doutes et de déclin économique. 2009 sera-t-elle l’année d’un nouvel Elvis aux impériales caresses vocales?

Le jeudi 24 octobre 1929, la Bourse de New York connaît son krach historique: son spectaculaire effondrement engendre un tsunami financier qui ruine l’Amérique des années 30. Francis Albert Sinatra n’est alors qu’un maigre gamin aux traits anguleux de treize ans qui traîne dans les rues peu glorieuses de Hoboken, New Jersey. Déjà, il préfère la sape aux devoirs. Sa mère, migrante italienne comme son père, traverse la Grande dépression en installant un service illégal d’avortement à domicile: pour ce délit, elle ira en prison. Mais « Frank » ne manquera jamais d’argent de poche pour ses fringues, ses flirts, ses frimes de mauvaise pousse flashy. Son idole absolue est Bing Crosby, prototype du rêve américain: une femme, un barbecue, deux gosses et deux voitures. Bing incarne le crooner rêvé, chanteur de charme (1) qui place sa voix au c£ur de ballades blindées de mélo. De douze ans l’aîné de Sinatra, Crosby est la star des années de plomb: de 1935 à 1946, cinquante millions d’auditeurs écoutent chaque jeudi son show radio, le Kraft Music Hall, qui recouvre l’Amérique tailladée par la crise et la guerre, de chansons guérisseuses. L’oubli par l’illusion, une très vieille idée.

Le « crooning » est moins un genre musical défini qu’une attitude vocale: hérité de l’opéra italien, le bel canto, il mute avec l’arrivée du jazz et des big bands. Un genre macho dont la caste féminine est exclue: question de testostérone et de hauteur de voix. Fatigué de son rôle de faire-valoir vocal chez Tommy Dorsey, Sinatra enregistre son premier disque solo en janvier 1942. Au swing de la chanson, il ajoute un énorme manteau de velours vocal, tirant de sa modeste carcasse ce truc profond, chaud et charnel, ultime note melba qui fait fondre le c£ur des filles artichaut, mais pas seulement. Lorsqu’il joue au Paramount de New York en octobre 1944, trente-cinq mille gamines hurlent leur désespoir de ne pas avoir de ticket. Sinatra est à la fois un crooner et la première idole américaine à laquelle les fans jettent leurs petites culottes. Un mec yin et yang, férocement démocrate avant d’être intégralement républicain, soupçonné un temps d’amitié communiste mais bien davantage pote avec la mafia.

Dans ses chansons, il se montre capable d’envelopper une énorme colère ou son amour désespéré pour Ava Gardner, en un torrent de sérénité apparente. Laissant à son magistral vibrato la domination de toutes les notes, y compris des plus hautes. Au moment où Sinatra est déjà baptisé The Voice, son royaume s’est déplacé des teenagers fiévreuses aux lounges climatisés de Las Vegas. Cette ville bâtie au c£ur du désert de Mojave devient le centre du crooning absolu, le mirage sur lequel l’Amérique enfin triomphante des années 50-60, soigne ses cauchemars extérieurs, sa Corée, sa guerre froide, son Vietnam. L’antre de l’illusion où règne le Rat Pack: une bande de piliers de bar – y en a même un en scène – menée par Sinatra en compagnie principale de Dean Martin et Sammy Davis jr (2), fringués en pingouins trois pièces.

Gomina, Martini et Malt, paillettes, petites pépées, brillances factices: le crooner sera longtemps figé dans cette image réductrice. Mais si l’environnement est lourd de sens, les chansons restent. Sous la breloque sixties de Las Vegas ou d’ailleurs, Sinatra bat toujours d’un furieux c£ur musical: Nothing But The Best (Warner) (3), la compilation majeure des £uvres sinatriennes qui ressort une nouvelle fois aujourd’hui, comporte des chansons indémodables ( Strangers In The Night, It Was A Very Good Year, The Good Life), encore sensationnelles trente ou quarante ans après leur création. Et puis le chanteur, malgré ses frasques et ses manières douteuses de parrain, est aussi parmi les premiers à imposer des musiciens noirs dans des endroits blancs, donnant des charity concerts pour supporter Martin Luther King. Crooner, pas loser.

Las Vegas, cimetière d’Elvis

Lorsque Presley signe son premier engagement des années 60, c’est à Las Vegas. Le 31 juillet 1969, il y entame quatre semaines de concerts triomphaux à l’International Hotel. Pour l’icône qui y a donné une prestation catastrophique en 1956, Vegas n’est pas seulement La Mecque du spectacle US, c’est aussi le symptôme crépitant de son fantasme américain. Pendant huit ans, jusqu’à sa fin précoce à l’été 1977, Presley va croiser régulièrement les salles de Vegas, sa dernière presta-tion en ville datant de décembre 1976. A ce moment-là, le kid du Mississippi n’est plus qu’une caricature boursoufflée de son talent: silhouette en beurre de cacahouète oversize, manquant de souffle, de mémoire et de voix, son crooning semble arrivé au stade terminal. En reprenant My Way – popularisé par Sinatra en Amérique – devant une audience de mamys aux cheveux bleutés, Elvis a définitivement abandonné sa plastique pelvis, noyant dans l’orchestre sa sudation mélo.

Pourtant, dans cette petite décennie de retour sur scène qui succède au come-back magistral de 1968, Elvis donne au crooning quelques moments d’exception: ses ballades s’imprègnent du sens de la narration propre à la country et davantage encore d’un indélébile amour pour le gospel. Dans le Barnum des concerts passe toujours une émotion, celle du gamin qui s’échappait de la messe blanche de Memphis pour gagner les églises noires voisines parce ces voix-là le bouleversaient davantage. Le gosse pauvre, né en pleine dépression (1935), n’a jamais oublié qu’il n’avait pas grand-chose, sinon l’amour dévorant de sa mère et une voix d’ange. C’est son message personnel, celui, par exemple, d’ An American Trilogy chanté en 1973 (visible sur You- Tube), moment terrassant de crooning suprême, de patriotisme exacerbé – en pleine guerre indochinoise – et d’héritage noir ma-gnifié. Si Elvis est autant façonné par la musique black que par le hillbilly des pauvres blancs, il reste – à Las Vegas ou chez lui à Memphis – strictement en-dehors des turbulences de son époque. Dans ses chansons ou ses rares conférences de presse, il évacue scrupuleusement les questions de la ségrégation ou de la Guerre du Vietnam (4). Crooner solitaire déjà retiré du monde, il en mourra.

Soul On Ice

Ailleurs, à l’extérieur de la naphtaline de Vegas, l’Amérique des sixties va mal et les chanteurs soul se chargent de gérer ce poids-là aussi. Sam Cooke, Otis Redding et plus encore James Brown et Marvin Gaye, mettent dans leurs ballades grandioses la raison profonde de leur désarroi. Les slows deviennent métaphysiques, les chansons, lourdes comme des bilboquets en colère. Le What’s Going On (1971) de Marvin Gaye est l’un des disques les plus poignants jamais sortis: les morceaux ne quittent brièvement l’éloquence de la douceur musicale que pour de délicates virées funky. Les trois octaves de Gaye sont autant de marches vers le purgatoire de l’époque, l’album racontant le point de vue d’un vétéran du Vietnam de retour au pays où il ne trouve que pauvreté, drogue et désolation.

Sous le miel de Marvin grondent les cendres amères des défaites majeures: celle du désabusement patriotique, de l’individu méprisé. Ainsi en ira-t-il de certaines chansons de cette bande des quatre – Gaye-Brown-Cooke-Redding – et d’autres artistes noirs qui épicent un style de velours par des thèmes autrement urgents. Il faudra un bout de temps pour que la douleur s’apaise mais jusqu’à aujourd’hui, quand les gangsta’rap crânent sur l’amour- les sentiments plutôt que la viande -,ils le font en croonant. Tout au moins en essayant. Parce que la plupart du temps, les crooners modernes ressemblent à des clonages de prototypes anciens: généralement un (beau) mec au sourire Brité qui balade ses sentiments bleutés sur des couinements orchestraux sans fièvre. L’actuel Michael Bublé, Canadien d’origine italienne, joue dans ce regis-tre-là, non sans talent vocal, mais avec une originalité aussi chaude que la banquise. Harry Connick Jr, carton de la fin deseighties, avait un peu plus de consis-tance. Pareil pour Jamie Cullum, le Harry Potter du crooning, transformant la ballade en ramonage furieux avant de repartir sur des orchestrations luxuriantes. Pas de doute, on préfère le lounge jazzifiant de l’ancêtre Tony Bennett (82 ans) dont la seule collection de costards raconte déjà bien assez sur l’Amérique. Et aussi le déménageur gallois Tom Jones, en forme pétaradante dans son nouvel album 24 Hours. Jones, le mec qui a grandi dans les collines noires de l’ouest de l’Angleterre, sait que crooner, c’est d’abord raconter une histoire. Tant qu’à faire, vaut mieux qu’elle soit vécue. C’est ce qui fait de Tom Waits, Nick Cave ou Scott Walker des crooners uniques. Chacun glisse dans ses chansons lentes son pays plus ou moins imaginaire. L’alcool et le blues pour l’Oncle Tom, si fragile quand il s’agit de raconter un soldat mort ( Soldier’s Things). L’héroïne de l’Angleterre thatchériste et le bouillonnement glacé de Berlin Ouest pour l’Australien Cave immigré en Europe dans les années 80, sujet à des poussées croonées entre deux cataplasmes rock. L’insupportable pression du succès pour Walker, jetant ses frusques de pop-star fatiguée au sein des Walker Brothers, pour de grandioses chansons hermétiques qui inspireront entre autres le Bowie majestueux de Low et de Heroes.

Le vrai crooner 2009, ce n’est pas Il Divo, quatuor sirupeux au bel canto rétrograde, mais le prochain mutant qui puisera ses caresses vocales dans l’actuel séisme économique. Dans la lenteur obligatoire des chansons croonées, il y a la volonté d’apaiser les c£urs mais aussi les confessions naturelles de l’âme. Les vrais crooners sont de grands illusionnistes: ils savent qu’ils peuvent calmer leur époque mais qu’ils ne peuvent en rien la changer.

(1) To croon signifie chantonner, fredonner.

(2) Récemment paru: CD The Rat Pack AT Christmas chez Universal.

(3) La réédition parue fin 2008 comporte également un second CD de chansons de Noël.

(4) À la très rare exception d’IN THE GHETTO où il chante « As the snow flies/On a cold and gray Chicago mornin’/A poor little baby child is born/In the ghetto/And his mama cries/’cause if there’s one thing that she don’t need/it’s another hungry mouth to feed ».

Texte Philippe Cornet

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