BLUE NOTES

© FIG.2 FABIENNE VERDIER_ELLIOTT CARTER. INSTALLATION RED TRIPTYCH (2016)

AU CROISEMENT DE LA PEINTURE ET DE LA MUSIQUE, FABIENNE VERDIER EXPOSE LE RÉSULTAT D’UN SEMESTRE DE RÉSIDENCE À LA JUILLIARD SCHOOL DE NEW YORK. PORTRAIT DE L’ARTISTE EN CAISSE DE RÉSONANCE.

C’est une artiste exemplaire qu’accueille le galeriste Patrick Derom jusqu’à la mi-février. Depuis qu’elle est entrée en création, Fabienne Verdier (Paris, 1962) n’a eu de cesse de se confronter au différent et au plus grand que soi. Il en résulte une oeuvre à la fois humble et grandiose. En 2014, Jean de Loisy, alors commissaire de l’exposition Formes simples au Centre Pompidou-Metz, résumait parfaitement l’affaire: « Fabienne Verdier est le pinceau des forces du monde. » Cet état de fait résulte d’un parcours tout au long duquel l’intéressée s’est constamment éloignée de l’ego, ce ridicule polichinelle qui biaise tant de pratiques. On en reçoit la confirmation le temps d’une visite guidée par l’artiste elle-même parmi les 46 tableaux répartis sur les deux niveaux de la galerie bruxelloise. Le regard est velouté et la voix d’une douceur extrême, Fabienne Verdier évolue dans la sphère des êtres qui n’ont de choses à prouver qu’à eux-mêmes. Cette philosophie, elle l’a forgée en se mettant en danger dès ses premiers pas dans le monde de l’art. À 22 ans, elle part étudier en Chine, au Sichuan Fine Arts Institute de Chongqing. Le bouleversement est total, elle s’initie à une expérience intérieure axée sur le silence et la spontanéité. Cette perspective inépuisable aurait très bien pu être l’oeuvre d’une vie, Fabienne Verdier ne l’a pas entendu de cette façon. Au contraire, elle va faire de la confrontation répétée à d’autres univers et systèmes de représentation la matière première de son travail. Après la calligraphie chinoise, elle consacre trois années de sa vie au minimalisme américain, créant à partir de Donald Judd ou Carl Andre. En 2009, Verdier s’attaque aux Primitifs flamands et aux maîtres du Quattrocento. Quatre ans plus tard, nouvelle volte-face, elle délaisse ses pinceaux, non pour abandonner la peinture mais afin d’explorer une nouvelle technique, qu’elle nomme « Walking painting », et qui consiste en une variation de type action painting au cours de laquelle de l’encre noire est déversée sur une toile par le biais d’un entonnoir.

À l’automne 2014, Fabienne Verdier adresse une demande à la prestigieuse Juilliard School de New York. Le but? Pouvoir confronter sa pratique à la musique, sonder « l’interpénétration possible entre onde sonore et onde picturale« . Elle explique: « J’avais besoin de quitter la solitude de l’atelier et de me mesurer à la tessiture des sons, je voulais frotter mon pinceau au piano, au saxophone, à la voix. » Pour ambitieuse qu’elle soit, cette démarche a titillé plus d’un créateur. L’horizon en est la fameuse synesthésie, cette forme particulière d’associations sensorielles qui peut être innée chez certains individus particulièrement sensibles. Ainsi de Kandinsky, qui liait les couleurs à des instruments précis: jaune pour la trompette, orange pour l’alto, rouge pour le tuba… Il y a aussi Klee, qui toute sa vie a tenté une transposition plastique du phénomène musical. Plus proche de nous, on sait que, encouragé par Brian Eno, David Bowie aimait s’enfermer en studio avec des musiciens pour peindre d’après leurs improvisations. Là où Fabienne Verdier innove, c’est à travers les impressionnants dispositifs qu’elle a déployés afin de se rendre disponible aux vibrations de musiciens tels que le pianiste Philip Lasser, le violoncelliste Darrett Adkins, le jazzman Kenny Barron ou encore le chef d’orchestre William Christie.

Paysages sonores

On découvre cette mise en scène dans The Juillard Experiment, un documentaire de Mark Kidel diffusé chez Patrick Derom. Table de travail transparente filmée en contre-plongée, batterie de pinceaux variés accrochés au mur, écran plasma restituant les gestes de Verdier en temps réel, micro en prise directe sur les mouvements de l’artiste… Tout est mis en oeuvre pour épouser les intensités vibratoires. La toile se transforme en une partition musicale qui retranscrit les rythmes, les hauteurs et les silences. Mais contrairement à ce que pourraient laisser penser la fluidité et l’évidence des tableaux présentés, l’expérience n’a pas été un long fleuve tranquille. Fabienne Verdier le concède: « J’ai dû me libérer de structures et de mécanismes dans lesquels je m’étais installée depuis 30 ans. Face aux morceaux joués, je me suis rendu compte que ce que j’avais toujours peint jusqu’ici ne fonctionnait pas. Pire, les pinceaux que je me suis confectionnés, notamment celui que j’ai réalisé à partir d’un guidon de vélo, ne me permettaient pas d’épouser les profondeurs que m’inspiraient les sonorités. J’ai fait face à une grosse crise en me disant: « J’arrête, c’est impossible. » Je pensais que je ne pourrais jamais restituer la richesse de ce tissage d’ondes qu’est la musique. » Ce n’est qu’en passant un temps considérable « dans le ventre du piano » que la plasticienne française comprend qu’il lui faut un outil plus approprié et qu’un chemin est possible. « J’ai construit des pinceaux très larges, je suis passée du crin de cheval au poil de sanglier, un matériau beaucoup plus vif, pour être à l’écoute de la moindre variation que je pouvais ressentir dans l’espace… Cela a débouché sur un nouveau langage, des tables sonores, des tables de résonances et d’harmonies, à travers lesquelles j’ai tenté de faire chanter les milliers de poils de pinceau en imaginant qu’ils puissent reproduire l’effet de ces milliers de nuances sonores. Un peu comme s’il s’agissait d’une relevé topographique de ces énergies de sons qui éclatent dans l’espace« , résume-t-elle. Au bout de l’immersion, l’émotion est parfaitement palpable. C’est tout particulièrement vrai face aux magnétiques pastels à l’huile inspirés par un quintet de jazz emmené par le saxophone ténor de Lukas Gabric: il y a là un jeu de fulgurances derviches colorées qui emmènent l’oeil du côté de l’extase.

SOUNDSCAPES-THE JUILLIARD EXPERIMENT, GALERIE PATRICK DEROM, 1 RUE AUX LAINES, À 1000 BRUXELLES, JUSQU’AU 11/02. WWW.PATRICKDEROMGALLERY.COM

TEXTE Michel Verlinden

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