Focus inaugure sa série estivale sur les tribus musicales, des années 50 à aujourd’hui, avec les rock’n’rollers, greasers et autres teddy boys edwardiens, estampillés fifties et sixties. Jeunesse particulièrement marquée par l’image cinématographique du biker Marlon Brando et qui survit, plus que nulle part ailleurs, en Angleterre.

Leeds, nord de l’Angleterre, septembre 1979. Je les ai vus arriver de loin. Cinq, peut-être 6. Dans l’après-midi ensoleillée, leurs coiffures sculptées à la brillantine ont des reflets d’argent. Le reste de l’uniforme -futals étroits et longues vestes de lords- est reconnaissable à 100 mètres, la distance où ils sont maintenant: je vais croiser une bande de teddy boys. En cette fin d’été, pour le prototype punk/new wave que je représente, la perspective est délicate: No Future. Flashback: depuis l’ été de la haine de 1977, l’Angleterre pratique à nouveau la guerre des tribus. Les rockers et leurs alliés teddy boys ont déjà quelques camps d’entraînement derrière eux: à Brighton, dans les sixties, ils organisent sur la plage des batailles rangées avec les mods et cela ne se termine pas en château de sable. Depuis 2 ans, ces adorateurs de Gene Vincent dégomment les punks avec gourmandise. En troupes, ils descendent sur King’s Road -QG habituel des No Future– et chantent leurs tubes avec des chaînes de vélo. Ils sont généralement plus vieux et acariâtres que les gamins punks et beaucoup plus patriotes: à Rotten qui moque God Save The Queen, ils tentent de tailler un deuxième nombril. A 2 doigts de rasoir, on ne parlait plus du Sex Pistols. C’est arrivé à un autre copain de Bruxelles démonté dans une rame du métro londonien. Comme dans un mauvais film qui ralentit l’angoisse, je les vois maintenant cruiser tranquillement vers moi, goguenards, braillards, la gomina triomphante. J’anticipe l’empreinte des grosses chevalières labourer ma joue dans une intime bouffée de Pale Ale. Un regard, deux regards, pas de troisième: ils m’ignorent et passent leur route. Je viens d’échapper à la bataille d’Angleterre, vive Clash.

The Wild Ones

Début des années 50, le rêve américain est un merveilleux slogan polychrome. Une maison proprette en banlieue, 2 voitures et un barbecue. Coupe Eisenhower, Martini Dry, conformisme, ennui, ségrégation. Dans cette époque faussement béate de 1953 débarque un film emblématique, The Wild One, mené par l’impressionnant Marlon Brando. Plus que l’histoire d’une bande de bikers terrorisant une innocente localité californienne, c’est le look de L’équipée sauvage (le titre français) qui électrise les spectateurs. T-shirt body moulant, perfecto et boots, casquette de soldat sans armée: Marlon Johnny Brando, en Triumph insolente, est le Dieu d’une bande de kids en rupture de famille. Comme l’essaim d’un nouveau genre, ils corrompent la jeunesse: -Une fille: Hey Johnny, what are you rebelling against? Johnny: What have you got? Révolte contre l’Amérique adulte aux dents blanches: l’impact du film est si considérable qu’il sera interdit en Grande-Bretagne, pendant 14 ans… Entre-temps, le rock’n’roll gagne ses galons: Chuck Berry, Little Richard et bien sûr Presley synthétisent la BO d’une nouvelle tribu. Les rockers ultras s’habillent en Brando cuir, ajoutant aussi les gants du même noir (Gene Vincent), des pendentifs pré-bling bling (Vince Taylor) et surtout, une chevelure travaillée comme la neuvième merveille du monde. Pour la première fois, la jeunesse copie massivement le look des vedettes, de l’innocence provinciale de Buddy Holly (lunetteux surdoué en mélodies) à la crapulerie redneck de Jerry Lee Lewis:  » Il arriva, portant un costume rose criard aux revers pailletés et une cravate de ruban noir (…) et il regarda le public (…) recevant chacun à sa manière, le message du Diable…  » ( Hellfire, Nick Tosches)

Gomina et accessoires

La brillantine -inventée par le Français Edouard Pinaud début XXe- est un élément générique du rocker: essentielle dans le quiff qui propulse la tignasse vers le haut et le Duck’s Ass où les cheveux se dressent en 2 vagues sur le dessus du crâne comme un double tsunami faisant la fête… On peut aussi y rajouter des favoris qui vont jusqu’au menton, une ficelle de cuir en guise de cravate et des creepers en daim à épaisse semelle. D’emblée, cette culture est bicéphale, prenant place des 2 côtés de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, elle se confond volontiers avec les bikers, mouvement popularisé dans l’après-guerre et les gènes d’une contre-culture violente ( cf. encadré). Quand au printemps 1955 sort le film The Blackboard Jungle -l’histoire d’un affrontement entre des lycéens perturbateurs et un prof dépassé-, les salles de cinéma sont dévastées par des furies adolescentes. Le tube de la BO, signé Bill Haley & His Comets, Rock Around The Clock, va se vendre à 25 millions d’exemplaires dans le monde… Phénomène de groupe, sentiment d’impunité, les rockers, même s’ils ne font pas de politique, se dressent contre un monde fripé et parano: Guerre Froide, reconstruction, menace nucléaire, désarroi social, gap des générations. Plus encore en Grande-Bretagne percutée par le rock: avant même que n’y arrivent les disques rock, des groupes de jeunes adoptent le style edwardien (1901-1910) relancé par les tailleurs de Saville Row en 1947. Cet uniforme autrefois aristocratique devient vite synonyme d’uniforme teddy boys, surnom donné par le Daily Express en 1953 à ces bandes de jeunes teds (contraction d’Edward(ien)). Ils viennent de la classe ouvrière et se ruinent en longues vestes drapées qui frôlent les genoux, chemises à jabots, pantalons fuseaux qui laissent les chaussettes visibles. On est en 1953-1954 et leur (mauvaise) réputation amène ballrooms et cinémas à les bannir, ce qui intensifie le sentiment clanique. Leur hooliganisme -amplifié par la presse- en fait la première tribu violente d’Angleterre(1). En 1955, l’armée anglaise interdit officiellement à ses troupes d’arborer le look edwardien hors-service.

Les teddy boys (et girls) vont alors trouver refuge dans le plus grand circuit d’Angleterre-celui des pubs- et former une subculture blanche, dingue d’Amérique, et étanche au monde qui palpite autour d’eux. Hollywood livre une version saccharine des pionniers du rock ( American Graffiti de George Lucas, 1973) -tout comme la télévision, reprenant le même acteur (Ron Howard) pour Happy Days, feuilleton qui débute en 1974 sur ABC. Le rocker en cuir de la bande, Fonzie, étant à Gene Vincent ce que les Muppets sont aux tigres du Bengale. Après un tassement dans les sixties colorées d’autres mouvements (hippie, mod, skinhead), la mode teddy boy et rock’n’roll revient en force au tournant de la décennie. A Woodstock 69 triomphe Sha Na Na, groupe parodique revival, et le 5 août 1972, la trilogie sacrée (Little Richard, Jerry Lee Lewis, Chuck Berry) remplit le stade de Wembley pour son tout premier concert rock (2). Dans les charts européens, Mud et Showaddywaddy, teddy boys version cartoon, font illusion entre 1973 et 1975. Dans les pubs, toujours squattés par les teds hardcore, l’espoir renaît et engendre même une nouvelle fièvre: derrière les pionniers Crazy Cavan, Flying Saucers, les petits nouveaux de Whirlwind font chauffer la brillantine. Suivra le succès mondial des Stray Cats, un trio de djeunes US. En 1979 paraît The Teds, bouquin photo essentiel où Chris Steele-Perkins dresse le portrait de cette tribu graisseuse, fondamentalement anglaise (3). D’arrières-pubs aux murs de velours carmin en virées à la plage, de castagnes en éruptions musicales, le sentiment est fort: ceux-là n’abandonneront jamais la bataille. Et une nouvelle fois, la parole est aux fringues. A Londres, tout au bout de King’s Road -là où teds et punks se castagnent en 77-, s’ouvre en 1971 un magasin baptisé Let It Rock. On y vend tout l’attirail teddy boy et rétro fifties. Le couple qui tient l’endroit s’appelle Vivienne Westwood et Malcom McLaren. Comme on le sait, quelques années plus tard, ce dernier triomphera en lançant les Sex Pistols… Un autre genre de tribu. l

(1) Au XIXe à Manchester et Liverpool, les Scuttlers adoptent leur propre

code vestimentaire.

(2) A voir sur YouTube: Screaming Lord Sutch and Jerry Lee Lewis – Wembley 1972 Newsreel

(3) Le livre se trouve encore sur Amazon et certaines de ses photos sont exposées jusqu’au 30 juillet dans l’expo de Steel-Perkins, England, My England, à la Kings Place Gallery de Londres, www.kingsplace.co.uk

Texte Philippe Cornet

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