TROIS ROMANS RÉCENTS PROJETTENT UNE SOMBRE LUMIÈRE SUR LE SORT DES NOIRS AMÉRICAINS. LEURS RAPPORTS CONTRARIÉS AVEC LES BLANCS S’ÉCRIVENT AVEC HUMOUR, FINESSE ET FANTAISIEPARGEORGE S. SCHUYLER,CHARLES STEVENSON WRIGHT ET PHILIPPE ARONSON.

Ce sont trois auteurs américains: deux Afro-Américains et un Blanc, deux décédés et un vivant. George Samuel Schuyler (1895-1977), Charles Stevenson Wright (1932-2008) et Philippe Aronson (1967-). Dans des romans publiés respectivement en 1931, 1966 et cette année, mais tous en librairie ce printemps, ils s’intéressent, sous forme de satire, de récit ou de biographie romancée, aux trajectoires de trois personnages hauts en couleur -mais surtout noirs de peau- dans l’Amérique de 1900 à l’émergence du mouvement des droits civiques. Jack Johnson dans Un trou dans le ciel, boxeur pionnier, premier Noir à avoir obtenu le titre de champion du monde poids lourd de boxe anglaise entre 1908 et 1915, grand amateur de femmes (blanches), et ami de Mistinguett et Coco Chanel. Max Disher, dans Black No More, petit débrouillard des années 30 rebaptisté Matthew Fisher après qu’une mystérieuse injection l’aura transformé en « Viking » blanc, puis propulsé, sous sa nouvelle apparence, à la tête d’un avatar du Ku Klux Klan. Lester Jefferson, enfin, jeune galérien du Harlem des années 60 dans Les Tifs, auquel une lotion capillaire, le « Silky Smooth », fera croire que sa misérable condition peut changer du jour au lendemain.

« Nous autres Noirs, qu’est-ce qu’on s’emmerde avec nos cheveux. (…) Non seulement on est méprisés et maltraités et vendus en esclavage par l’humanité tout entière y compris les nôtres pendant des siècles, mais en plus on a ces cheveux problématiques. » Un extrait des Tifs? Pas du tout: ici, c’est le plus jeune, le moins Noir et le plus vivant des trois écrivains, le Franco-Américain Philippe Aronson, qui offre une voix au boxeur Jack Johnson, né John Arthur, pour une diatribe flamboyante dans le ton de ce roman biographique, élaboré sous forme de courts chapitres nerveux et percutants. Mais on relève ici néanmoins un point commun entre les trois ouvrages: chez Schuyler, chez Wright comme pour les contemporains de Johnson, la condition noire aux États-Unis se caractérise par le vif souhait de s’en extirper à tout prix, au moyen d’expédients. Une peau blanchie, des cheveux lissés… Les’ Jefferson considère d’ailleurs sa chevelure-pré-« Silky Smooth »comme sa « couronne d’épines », et tant pis si pour se payer la lotion il doit frôler la famine. Dans la fable utopique de Schuyler enfin, le procédé scientifique nébuleux du Docteur Crookman autorisant tout un chacun à « devenir blanc » pour quelques dollars, « l’émancipation chromatique » se substitue à l’émancipation politique et l’on assiste à une véritable « exode vers la race blanche. « 

Pour autant, quand les personnages de Black No More ou des Tifs, contemporains de la Prohibition ou de la fondation des Black Panthers, semblent céder aux sirènes du devenir-blanc (ou du paraître-moins-noir), leur aîné Jack Johnson fait un choix exactement inverse: « A vrai dire, je crois ne m’être jamais exprimé plus clairement, et avec plus d’éloquence, qu’en foutant une branlée à un Blanc. » Grand lecteur du Comte de Monte-Cristo, musicien passionné de cordes, le boxeur légendaire se remémore chez Aronson les temps forts de sa vie riche en excès le jour même où, en 1946, une dernière sortie de route va le rappeler à notre commune condition humaine: au bout du compte, nous ne sommes jamais qu’un « tas de viande. » Mais s’il a lutté pour obtenir le droit d’affronter avec succès des boxeurs blancs en public, malgré de vives réticences mal planquées derrière de grands principes racistes (« au lieu de dire qu’ils ne voulaient pas combattre contre un Noir parce qu’ils avaient peur de se prendre une branlée, ils se sont tous jetés dans les bras de la prétendue dignité de la race blanche »), il se sentira coupé de ses racines dans ses derniers jours: « Je suis devenu une espèce de Blanc qui se fait passer pour un vieux Noir célèbre. Une espèce d’infidèle qui a trahi ses origines, trahi sa propre race. » Marié à des Blanches, passé par la fortune, les voyages, la célébrité, mais toujours noir de peau (et fier de l’être), il se sent rejeté de toutes parts.

Un fou noir…

Vingt ans après la mort de Jack Johnson, Lester quitte son taudis de Harlem, ses voisines cinglées et des bataillons de rats, « splendidement entiffé » grâce à sa bonne lotion. Il semble persuadé que tout un chacun va désormais le prendre pour un Blanc, qu’il va trouver l’amour, percer enfin dans la musique, être respecté de tous… au point que tout lui paraît « tellement calme et paisible qu’on avait envie d’emporter cette humeur chez soi dans un sac et de coucher avec. » Après tout, puisqu’il est « Américain jusqu’au bout des ongles », il a « foi dans la Grande Société » du président Johnson, et ne doute pas une seconde qu’un avenir radieux s’offre à lui. Mais les choses s’annoncent moins simples que prévu, dans une ville dont les différents territoires déterminent les rapports de force, où un taxi « crève de trouille » quand il les charge à Harlem, lui et son pote Little Jimmy, puis se révèle insultant une fois arrivé « en ville ». Résultat? Au cours d’une audition, le directeur artistique s’enthousiasme en leur rétorquant qu’ils peuvent réussir car ils ont « tout ce que veulent les Blancs. » Les voilà bien avancés.

Mais si Charles Stevenson Wright enchante par son écriture d’un onirisme brut, ses formules inédites, si Philippe Aronson séduit d’une plume frontale et aguerrie, on trouve chez Schuyler un autre ingrédient propice à la fascination: le déroulé humoristique, glaçant, d’une réalité parallèle poussée jusqu’à ses derniers retranchements politiques. Que se passerait-il si tous les Noirs américains, même les plus fauchés, pouvaient se transformer en Aryens? Pas grand-chose finalement: « On ne pouvait plus distinguer un Blanc d’un Noir, arguaient-ils (…) Il y avait énormément de Noirs blancs parmi eux qui volaient leurs emplois. » Sans parler des « mauvaises » surprises au moment des accouchements, le procédé ne modifiant que l’apparence. Schuyler renvoie dos à dos, en 1931, les suprémacistes blancs et les profiteurs embourgeoisés des associations de défense des « frères de couleur » et esquisse même, derrière la bouffonnerie du propos, un message politique: après tout, qui aurait le plus à y perdre, dans cette hypothèse, sinon les grands capitalistes, alors privés du prétexte de la question raciale pour atténuer la vigueur des préoccupations sociales chez leurs travailleurs? Une question qui reste, au demeurant, d’actualité…

BLACK NO MORE DE GEORGE S. SCHUYLER, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR THIERRY BEAUCHAMP, ÉDITIONS WOMBAT, 256 PAGES.

LES TIFS DE CHARLES STEVENSON WRIGHT, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR CHARLES RECOURSÉ, ÉDITIONS LE TRIPODE, 200 PAGES.

UN TROU DANS LE CIEL DE PHILIPPE ARONSON, ÉDITIONS INCULTE/DERNIÈRE MARGE, 117 PAGES.

TEXTE François Perrin

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