De la révolution cubaine à la débâche bolivienne, Benicio Del Toro campe un magistral Che Guevara pour Steven Soderbergh. Investi, pour le moins.

Longtemps, ce fut l’un de ces serpents de mer comme Hollywood peut parfois les affectionner. Benicio Del Toro en Ernesto Che Guevara, la perspective avait de quoi faire rêver, il est vrai. De rumeurs avortées en reports, le projet semblait toutefois voué à rester en l’état. Jusqu’au jour où l’on apprit que le prolifique Steven Soderbergh s’y attelait. Présenté à Cannes en mai dernier, le film en deux parties – la seconde, funèbre, étant le miroir inversé de la première, conquérante – devait diviser la critique. Unanime, toutefois, pour saluer la prestation de l’acteur, d’ailleurs couronnée par un prix d’interprétation largement mérité.

Une forme d’aboutissement, à la mesure de l’investissement du comédien, par ailleurs producteur du film. Entre Del Toro et le Che, il y a, en effet, quelque chose qui va au-delà de l’évidence, pour tendre à l’incarnation parfaite – dans l’euphorie cubaine comme dans la débâcle bolivienne. Le fruit d’un long processus de maturation, dont il nous parlait, en février dernier, en duplex téléphonique, d’une voix traînante reconnaissable entre toutes; affable et prévenant, émaillant la conversation de « you know… » complices.

Comment avez-vous commencé à vous intéresser au Che?

Mon intérêt pour lui remonte à la découverte de ses écrits, j’avais alors 21 ans. J’ai commencé à m’investir, lisant diverses choses à son sujet, mais aussi sa correspondance avec sa mère et sa tante, quand il était dans la vingtaine. L’idée que l’on puisse lui consacrer un film ne m’est venue que bien plus tard, dix ans après peut-

être. Steven Soderbergh a été pour sa part impliqué au moment où nous avons tourné Traffic. Laura Bickford, la productrice, et moi lui en avons parlé, et il a témoigné un vif intérêt. Voilà comment tout a débuté.

A quel stade avez-vous décidé de faire deux films, le second étant pratiquement le négatif du premier?

Il s’agit d’un film en deux parties, et non de deux films. Nous sommes partis du Journal de Bolivie, ce document incroyable écrit de la main du Che au c£ur de l’action, où il décrit, au jour le jour, ce qui est en train de se passer. Nous étions vivement impressionnés par ce témoignage, l’effort et le sacrifice qui le sous-tendaient. Nous avons donc commencé à travailler sur cette matière. Jusqu’au moment où il nous a semblé qu’il nous fallait une introduction à cet homme, laquelle est devenue la première partie.

Comme acteur, à quel niveau s’est établie la connexion avec le personnage?

On apprend autant qu’on peut sur un personnage, et on l’interprète comme n’importe quel autre personnage. Mais là, la connexion pouvait s’établir à travers mes racines, le fait que je sois portoricain et que son combat ait eu Cuba pour cadre, mais aussi à travers certaines des choses pour lesquelles il s’est battu.

Vous avez tourné chronologiquement?

Non. Nous avons tourné, pour l’essentiel, la seconde partie pour commencer, la partie la plus introvertie et la plus sombre, donc.

Comment avez-vous réussi à trouver l’humeur appropriée?

Alors que j’écoute en général beaucoup de musique, j’ai renoncé pour la circonstance, je n’en ai pas écouté du tout pendant toute la seconde partie du film. Le silence était l’un des éléments, aux côtés des outils habituels de l’acteur, le jeu, le décor. Pour la première partie, je suis revenu à la musique: Silvio Rodriguez, Manu Chao, The Clash, The Beatles, Springsteen, Bob Dylan, Pablo Milanés, les choses habituelles, et de la musique portoricaine, vu qu’on tournait là-bas: Roberto Roena, Jerry Rivera.

Comment avez-vous choisi les parties de sa vie sur lesquelles vous concentrer?

Le film s’appuie sur deux livres – Souvenirs de la guerre révolutionnaire cubaine et Le journal de Bolivie -, et le choix est là.

Avez-vous jamais envisagé d’explorer plus avant son expérience au Congo? Ou sa face sombre?

De combien d’argent dispose-t-on? Nous avons fait un film fleuve avec les deux-tiers du budget moyen d’un film hollywoodien. Nous n’avions pour ainsi dire pas un sou, et il y a beaucoup de films possibles sur le Che. Nous en avons fait un qui permette de le comprendre, de partager son expérience, et de le connaître à travers ses actions. Ce sont des questions sur un autre film. Nous nous sommes appuyés sur ces deux livres, et n’avions donc pas à envisager autre chose. Sa face sombre, fondamentalement, c’est qu’il était un militaire, et qu’il croyait dans la peine capitale. Voilà pour sa face sombre, et cela se trouve dans le film. Point. Vous pouvez me citer à ce sujet.

A vos yeux, pourquoi reste-t-il une telle icône, plus de quarante ans après sa mort?

Well. Il ne s’est jamais vendu, il n’a jamais abandonné. Ce qu’il entreprenait dépassait, au départ, sa propre personne – il le faisait pour les gens, le peuple et pour un supplément de justice. A quoi s’ajoute qu’il était intelligent, clair, en ce compris à propos de son combat. Et il était par ailleurs avenant – voilà pourquoi son héritage reste si fort aujourd’hui, et le sera encore un bon moment. Certaines des choses pour lesquelles il se battait à l’époque sont toujours d’actualité – même si les tactiques ont changé. Nous avons toujours beaucoup à faire.

Interpréter le Che a-t-il induit, pour vous, une responsabilité particulière?

Oui. Pour les raisons que je viens d’énumérer, mais aussi parce que certains de ceux qui l’ont côtoyé sont toujours en vie. Il est une icône, et plus qu’un héros dans certains pays – à Cuba, pour sûr. Donc, en tant qu’étranger, débarquer en disant  » Hey, laissez-moi le jouer » induit clairement une responsabilité. Nous avons voulu le faire entrer dans la bibliothèque du cinéma – afin qu’il y figure, et que le public puisse l’y voir. Il y avait donc une certaine pression.

Dans quelle mesure jouer le Che vous a-t-il affecté sur le plan personnel?

Chaque film que l’on tourne nous affecte jusqu’à un certain point. Le Che a sans doute accru ma conscience de ce qui se passe dans le monde. Son impact a été différent de celui de mes autres films: il s’agit d’Histoire, et ce film m’a appris des choses sur l’histoire de l’Amérique latine, et sur celle de Cuba. J’y ai aussi été confronté à des choses qui se sont déroulées à l’époque, pendant les années 60, dont certaines, qui ont justifié son combat, continuent de se produire. On apprend de chaque film auquel on participe, cela fait partie du processus: j’ai joué un junkie dans un film, et j’ai appris des choses sur la dépendance, de même que les différents méchants que j’ai incarnés m’ont enseigné des choses sur le danger des armes. Mais rien de comparable à ce que j’ai appris du Che – à la fois sur l’histoire de l’époque, de l’Amérique latine et de l’homme. Le Che était tellement pertinent à bien des égards: qu’on le veuille ou non, en se penchant sur ce passé, on en apprend sur notre présent, et on peut penser à ce qui va se produire dans le futur. Forcément, faire ce film m’a conduit à envisager les choses d’une manière différente.

Entretien Jean-François Pluijgers, à Cannes.

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