Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

ÉTÉ 78, UN LIEU D’ÉCHANGES LOIN DES CIRCUITS COMMERCIAUX, LÈVE UN COIN DU VOILE SUR L’ADAPTATION PAR MICHAËL MATTHYS D’AU COEUR DES TÉNÈBRES. FASCINANT.

Nuits sombres

MICHAËL MATTHYS, ÉTÉ 78, 78, RUE DE L’ETÉ, À 1050 BRUXELLES. SUR RENDEZ-VOUS. JUSQU’AU 14/03.

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Michaël Matthys, artiste belge, né en 1972, vivant et travaillant à Thuillies, près de Charleroi. L’homme s’est fait connaître du public à travers Moloch et La Ville rouge, deux romans graphiques parus aux éditions Frémok. Joseph Conrad, né en 1857, en Ukraine, et mort en 1924. Teodor Joseph Konrad Korzeniowski, de son vrai nom, est considéré comme un écrivain majeur de langue anglaise. On lui doit des ouvrages tels que Lord Jim ou Au coeur des ténèbres. Quel point commun entre Matthys et Conrad, que plusieurs décennies et géographies séparent? Il ne faut pas longtemps à le comprendre: « La noirceur et le mystère de l’âme humaine qui sont au coeur de leurs oeuvres respectives. » L’un comme l’autre n’ont pas leur pareil pour restituer ce qu’il y a de plus trouble en nous. Ils font exister avec un talent sans égal l’irrépressible sauvagerie qui ne manque pas de « caresser sur la tête » les coloniaux… mais également les habitants de la métropole, selon les mots de Conrad. On le sait, Matthys aime alterner la peinture grand format, travail éminemment physique, avec des odyssées plus narratives. Raison pour laquelle il s’est lancé depuis plus d’un an dans l’adaptation de ce qui est sans doute le roman -une longue nouvelle, en fait- le plus noir de Conrad, Au coeur des ténèbres, ouvrage qui raconte le périple du jeune capitaine Marlow parti à la recherche de Kurtz, chasseur d’ivoire qui s’est abîmé dans la jungle africaine. A mi-chemin de cette somme qui comptera probablement quelque 300 pages (l’ouvrage devrait paraître en 2016, toujours chez Frémok), Matthys propose une sorte d’état des lieux du projet tel qu’il prend forme à travers des grands formats et des dessins préparatoires. Nuits sombres permet de pressentir les contours dans une petite mais précieuse exposition qui se déroule chez ÉTÉ 78, un espace ayant pour ambition de faciliter la création.

Black power

En découvrant les cinq grands formats et les 35 dessins préparatoires, flanqués d’une table livrant albums de famille et ouvrages décisifs, le spectateur a vite fait de comprendre le caractère obsessionnel de l’entreprise de Matthys. Pour paraphraser Pierre Michon, dans la Vie d’André Dufourneau, on écrira volontiers qu’avant de découvrir cette exposition on ignorait que « la peinture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l’Afrique » et « le peintre une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur« . Qu’il travaille à la peinture au sang de boeuf mélangé à de la terre, au fusain ou à la mine graphite étirée au savon, Michaël Matthys nous embarque sur une nef folle qui descend le fleuve Congo à toute allure. Devant ce gorille, masse opaque qui hésite entre bi et quadrupédie, l’esprit prend peur face à l’absence de sol ferme, de ligne ferme tracée entre les règnes. Il y a aussi ces deux silhouettes dont on ne devine rien des orbites mais dont on jurerait qu’elles nous scrutent, striées par des lignes verticales qui pourraient bien être celles du Super 8 de la mémoire. Et dans leurs dos, quelle lame affûtée cachent-elles pour dans une ultime terreur nous ouvrir « une dernière plaie valant pour toutes leurs plaies« ? Difficile de ne pas profiter de ces Nuits sombres pour procéder à un examen de mauvaise conscience.

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MICHEL VERLINDEN

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