QUAND LA BD SE PIQUE DE LITTÉRATURE ET D’ARTS PLASTIQUES, LA RÉUSSITE N’EST PAS TOUJOURS AU RENDEZ-VOUS. SURTOUT SI LES MODÈLES SERVENT AVANT TOUT DE BÉQUILLES.

Martin Eden

DE AUDE SAMAMA & DENIS LAPIÈRE, ÉDITIONS FUTUROPOLIS, 176 PAGES.

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Watertown

DE GÖTTING, ÉDITIONS CASTERMAN, 96 PAGES.

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Le hasard des lectures tisse parfois des liens obsédants et inattendus entre des albums qui ne jouaient pas à première vue dans la même catégorie. Rien ne laissait ainsi présager des accointances entre l’adaptation en BD d’un des romans les plus plébiscités et les plus autobiographiques de Jack London, Martin Eden, et un ersatz de roman noir hitchcockien, Watertown, imaginé de toutes pièces par Götting. Ni le contexte historique -les hauts et les bas-fonds de la ville portuaire d’Oakland au tournant du XXe siècle pour l’un, une bourgade sans histoire du Massachusetts dans les années 60 pour l’autre. Ni surtout les histoires -le portrait d’un marin habité par le démon de l’écriture et condamné aux galères d’un côté, l’enquête d’un employé de province sans envergure pour percer le mystère d’un ange blond qui sème la mort sur son passage de l’autre.

Dans les deux cas pourtant, le poumon littéraire bouffe tout l’oxygène. Une erreur classique dans les adaptations de grosses berlines des lettres, l’espace-temps propre au médium BD se révèlant trop exigu pour accueillir le vaste mécano romanesque. Tout ce qui faisait le génie du modèle est resté dans le tamis.

Si Götting évite en partie ce piège de la dilution, notamment parce qu’il reprend à son compte les codes bien huilés du polar -un genre tout-terrain hyper référencé-, il ne réussit toutefois pas à tenir la note du suspense jusqu’au bout, le récit laissant entrevoir ses grosses ficelles avant un climax final anémique.

Couches de peinture

On pourrait encore s’accommoder de ces faiblesses narratives si une autre ombre, celle de la peinture, ne planait sur ces deux titres. Gavée à l’expressionnisme allemand, l’illustratrice Aude Samama semble avoir fait le pari de transformer chaque planche de Martin Eden en tableau de Kirchner ou de Munch. Pourquoi pas. Sauf que le récit s’englue dans la pâte chromatique. Les personnages portent des masques de cire où il est bien difficile de distinguer la joie de la tristesse. Franquin en aurait avalé sa gomme. Pas Mattotti en revanche, qui souffre du même atavisme.

Götting a la main moins lourde malgré un dessin ici aussi très pictural. En déroulant une bonne partie de l’histoire en texte off, il évite le mariage hasardeux d’un dessin au caractère bien trempé avec les dialogues. La Joconde surmontée d’un phylactère, ça le fait tout de suite moins… Jacques de Loustal, à qui on ne peut s’empêcher de penser en voyant le trait stylisé et un peu raide, joue avec les mêmes allumettes. Mais il laisse le plus souvent la « parole » au dessin pour ne pas emmêler les pinceaux du lecteur.

Ces deux exemples illustrent une tendance (une dérive?) de la BD contemporaine à compenser les failles du processus de réappropriation par des clins d’oeil appuyés à l’Art avec un grand A. Ce qui marche du tonnerre quand l’auteur parvient à inventer un langage pictural total, comme chez Brecht Evens, Blexbolex ou le vétéran Bilal. Mais retombe tel un soufflé prétentieux quand il sert juste d’artifice. C’est toute la différence entre une toile pour touristes vendue à la sauvette sur le pavé de Montmartre et une scène de cabaret endiablée captée par Degas…

LAURENT RAPHAËL

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