Il a mis en boîte le superbe nouvel album de Dez Mona. Ingé son et réalisateur musical aux Studios ICP bruxellois, Philippe Delire a aussi ordonné les plus beaux Bashung. Point commun: l’enregistrement analogique. Une question d’émotion supérieure…
Delire commence dans les seventies comme assistant aux mythiques studios Morgan de Londres et Bruxelles, petite main précieuse des sessions de Blondie, JethroTull ou Black Sabbath. Autodidacte à une époque où la filière scolaire d’ingé son n’existe que dans sa version cinématographique. A 54 ans, Phil Delire est reconnu pour son intuition sonore, sa proverbiale endurance et l’architecture soignée de ses productions. Beaucoup d’albums français – Noir Désir, Indochine, Zazie, Renaud – et autant de disques d’or ont été réalisés à l’ICP, conviviale machine sous la direction de l’Américain John Hastry. A la fois trésor muséal pour ses infernales collections de matériel vintage et pionnière du up to date technologique, à un jet de console des Etangs d’Ixelles. C’est là aussi que Delire a travaillé comme ingé son (1) sur le Hilfe Kommt de Dez Mona, terminé au mois de mars 2009. Par une clémente après-midi automnale, réentendant pour la première fois le disque qu’il a également mixé, sa réaction est épidermique et instantanée.
Phil: C’était la volonté du groupe et du producteur d’enregistrer en analogique. On a donc beaucoup travaillé avec des micros à lampe qui captent bien le caractère de la voix ou de l’instrument, qui en rendent toute la réalité, le grain, les rondeurs. A l’ICP, se trouve une fabuleuse collection de micros vintage: pas mal datent des années 40 et ont été utilisés pour la propagande hitlérienne. C’est d’ailleurs un ancien ingénieur de Neumann qui a fourni le boss de l’ICP, Hastry. Ce sont des micros à ruban – plutôt qu’à condensateur – qu’utilisaient RCA ou la BBC: ils donnent un son profond qui élimine l’agressivité, alors que le digital privilégie le medium…
Ça, c’est pour la captation des instruments et des voix, qu’en est-il de la matrice, la table de mixage?
On en a utilisé 2 différentes. La première est une Nive – analogique, 24 pistes – construite dans les années 70 par Pathé-Marconi pour les Stones. A Paris, Londres et Cologne, la même table garantissait aux Stones une continuité dans le son. L’autre table utilisée pour Dez Mona est une console des années 40 construite par Telefunken: elle est petite mais pèse 2 tonnes. L’avantage de ces 2 engins est qu’ils vont donner un rendu d’époque, la chaleur de la lampe, loin des transistors. En digital, on a l’impression de devoir remplir des pistes et des pistes alors qu’en analogique, un piano et une voix peuvent prendre une vraie dimension… D’ailleurs, pour Dez Mona, on a fait un essai avec une chanson en l’enregistrant en analogique puis en numérique: il n’y a pas photo, l’analogique était de loin supérieure!
On a parlé des micros, des tables, parlons du support d’enregistrement, la bande magnétique!
Mine de rien, c’est essentiel! Les nouvelles bandes analogiques permettent de booster le son sans avoir de distorsion. Mais on peut aussi jouer de cela: en analogique, si tu enregistres une guitare à un volume fort, elle va être écrasée et avoir une largeur plus conséquente, un espèce de craquement chaud. En numérique, cette distorsion est juste très laide, comme un battement d’abeille. Avec Dez Mona, on a beaucoup joué sur les compressions de bande, les sons de batterie plus écrasés. Chez eux, tout est joué live et on sent qu’ils veulent donner une véritable identité à leur projet, en même temps moderne et ancienne. Sur ce disque, il n’y a que de l’analogique, de l’orgue Hammond, du piano Fender Rhodes, du Wurlitzer…
L’aventure analogique de Bashung?
J’ai produit 2 de ses albums, Osez Joséphine et Chatterton ( sortis en 1991 et 1994, ndlr) et c’était extraordinaire parce qu’il était constamment à la recherche de nouveautés, d’ingrédients qui pouvaient créer une sonorité dans ses chansons. Pour lui, le son était important, mais encore plus les accidents: il n’avait pas peur de salir le son pour obtenir des matières et des couleurs inédites… En analogique.
La nouvelle génération est-elle perdue pour l’analogique?
Non, elle est en recherche de l’inventivité de l’époque passée. Ce que donnent Dez Mona ou le jeune groupe hollandais que j’enregistre pour l’instant – The Hype -, c’est l’impression que la musique vivra tant qu’elle aura une âme et qu’on peut ressentir cette vibration dans les instruments et dans notre propre corps. La technique analogique n’est pas tout mais elle favorise cette perception de la musique.
(1) Si le producteur – ou réalisateur artistique – est l’architecte de l’album, l’ingénieur du son en est son maître d’£uvre, son chef de chantier.
Texte Philippe Cornet
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