Aliocha Wald Lasowski: « Il n’y a pas d’art sans rythme »
L’art peut-il nous sortir des tempos de plus en plus soutenus qui nous sont imposés au quotidien? C’est ce qu’avance en tout cas Aliocha Wald Lasowski, enseignant, chercheur, essayiste et journaliste, mais aussi batteur amateur dans divers groupes.
Vous ouvrez votre livre en évoquant une séquence du Cercle des poètes disparus de Peter Weir, la leçon de marche anticonformiste du professeur Keating. Pourquoi?
Aliocha Wald Lasowski: J’ai choisi une séquence cinématographique parce que le cinéma est sans doute le meilleur art des rythmes. D’ailleurs, on peut dire que le rythme est même un personnage de l’art cinématographique. Cette scène du Cercle des poètes disparus montre que le rythme fait partie de notre vie quotidienne. Le pas, la marche, c’est peut-être notre rythme le plus immédiat, le plus direct. Et on a tous un pas différent, mais pourtant, on partage quand même des rythmes communs. Quand les gens marchent dans la rue, il ne faut pas qu’ils s’entrechoquent. Les rythmes à soi doivent se conjuguer avec les rythmes communs. Comment le faire? C’est toute la question, justement.
Le rôle de l’art est de nous proposer d’autres rythmes possibles par l’invention, l’imaginaire, l’utopie.
Quand on parle de rythme dans les arts, on pense d’abord à la musique évidemment, à la poésie aussi, mais vous montrez que tous les arts y sont liés…
Aliocha Wald Lasowski: Il n’y a effectivement pas d’art sans rythme, mais chaque dimension artistique a son rapport singulier au rythme. Le poète Édouard Glissant dit que “les rythmes sont les moyens abyssaux de la diversité”. “Abyssaux”, parce que le rythme vient des profondeurs, c’est souterrain. Même dans la musique, on n’en a pas toujours conscience, parce que c’est la mélodie que l’audition nous révèle d’abord. Pourtant, sans rythmique, il n’y a pas d’émotion. La danse, c’est une combinaison entre de la musique et un corps en mouvement dans un espace. Les pieds d’un danseur de claquettes, par exemple, sont des pulsations du corps en harmonie avec la musique. Si les danseurs sont plus nombreux, la chorégraphie doit permettre de faire tenir tous les rythmes ensemble. Autre exemple, dans le théâtre japonais traditionnel Nô, il peut y avoir justement des rythmes en suspension, presque comme ralentis, qui interrogent aussi le rythme du spectateur, qui se rend compte qu’il est dans une attente, une suspension, qu’il est regardé autant que lui regarde l’acteur du théâtre Nô.
Et au cinéma?
Aliocha Wald Lasowski: Dans les années 20, dans les premiers temps du cinéma, plusieurs théoriciens russes et américains considéraient déjà que le rythme était l’élément sur lequel il fallait travailler pour que le cinéma devienne un art vivant. Il faut dire aussi qu’on était alors au temps du cinéma muet, donc la musique jouait un grand rôle. Par exemple, quand on revoit des films comme Le Cuirassé Potemkine ou Ivan le Terrible, on se rend compte qu’Eisenstein a vraiment été un inventeur de rythmes. Il y a une modernité incroyable dans l’expression des visages, dans la place du corps, dans la chorégraphie des foules. Eisenstein est un maître du rythme, qui joue avec la dramatisation dans un processus créatif à travers des accélérations, des ralentis, des interruptions, des sauts, des passages, des heurts… Ça crée la surprise à l’écran. Ce qui est intéressant avec le rythme, c’est qu’on peut à la fois l’articuler et le désarticuler. Il faut l’articuler bien sûr, mais il faut aussi pouvoir le désarticuler pour créer de l’inattendu, de la surprise. Je pense par exemple à Quentin Tarantino, dans un autre genre et plus proche de nous. Pulp Fiction était très novateur par sa narration rythmique très originale. Barry Lyndon de Stanley Kubrick -dont l’acteur principal, Ryan O’Neal, est décédé récemment- est aussi un film qui nous fait prendre conscience de l’importance capitale du rythme, parce qu’il joue sur la lenteur, presque sur la mise en arrêt d’images comme des peintures, des tableaux. Avec la fameuse Sarabande de Haendel, qui revient à plusieurs moments. C’est justement une ritournelle cinématographique.
Vous dites que l’art -et le cinéma en particulier- joue un rôle essentiel dans la prise de conscience écologique. Vous pourriez expliquer comment?
Aliocha Wald Lasowski: Je pense qu’un certain cinéma aujourd’hui nous fait découvrir ce qu’est le paysage. Cette notion de paysage est très contemporaine en réalité, et très utile aujourd’hui parce qu’elle donne accès à une sorte de respiration du monde, par sa dimension épique, par sa dimension matérielle. Je pense à des films récents comme Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, Godland de Hlynur Pálmason, Utama d’Alejandro Loayza Grisi, Quand les vagues se retirent de Lav Diaz… Des films qui montrent le Grand Nord, la jungle, la forêt, la montagne, le ciel, et qui, par le rythme de la caméra, sont capables, ou tentent en tout cas, de faire partager les rythmes des cycles de la nature.
Ces films, dans leur dimension brute, c’est-à-dire à la fois brutale et immédiate, directe, font ressentir justement la brutalité des éléments premiers, parce que c’est ce qui fait le monde. C’est une manière aussi de montrer la toute petite place de l’humain, qui doit absolument entrer en harmonie avec ces grands espaces et ces rythmes intemporels. Je pense aussi que le rôle de l’art est de nous proposer d’autres rythmes possibles par l’invention, l’imaginaire, l’utopie. Pour que nous puissions sortir des cadences qui nous sont imposées -je pense évidemment, toujours au cinéma, aux Temps modernes de Charlie Chaplin, qui utilise les cadences infernales du taylorisme et de l’industrialisation sans limite pour en faire la satire- et inventer nos propres rythmes.
Aliocha Wald Lasowski
1979 Naissance à Condé-sur-l’Escaut
2002 Première mobilisation politique en tant qu’étudiant, contre l’extrême droite, suite à la victoire de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle
2007 Premier essai, une analyse de la nouvelle de Sartre L’Enfance d’un chef (éditions Gallimard)
2012 Soutient sa thèse de doctorat en esthétique à l’université Paris 8, sur le thème de la ritournelle,
2023 Publie À chacun son rythme, petite philosophie du tempo à soi (éditions Le Pommier)
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici