Critique | Cinéma

« Godland », la foi à l’épreuve de la nature islandaise: un chef-d’œuvre suprême d’une terrassante beauté

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Hlynur Pálmason: “Il n'y a pas de bons ou de méchants dans Godland. Chacun a sa part d'ombre et sa part de lumière.” © National
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Titre - Godland

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Hlynur Pálmason

Casting - Elliott Crosset Hove, Ingvar Eggert Sigurdsson

Sortie - En salle le 22 mars 2023

Durée - 2 h 23

Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Envoyant un prêtre danois en proie au doute affronter les conditions extrêmes de l’Islande de la fin du XIXe siècle pour y établir une église, Hlynur Pálmason signe, avec Godland, un chef-d’œuvre suprême, d’une terrassante beauté.

Chef-d’œuvre… Rarement un film récent aura autant mérité cette appellation tristement galvaudée que Godland. Ce chef-d’œuvre, les cinéphiles les plus avertis l’auront d’ailleurs vu venir de loin. Trentenaire islandais passé par l’école nationale de cinéma du Danemark, Hlynur Pálmason développe une fascination pour les images et les sons dès l’adolescence. Depuis lors, il n’a jamais cessé de faire des photos et des petites vidéos, s’attelant à une pratique quasiment quotidienne de son artisanat. Peintre, plasticien féru d’installations diverses, scénariste, réalisateur, il évolue depuis un peu plus de dix ans dans le milieu du cinéma en artiste total aux univers-mondes, développant une grammaire singulière au confluent d’une expérimentation presque d’avant-garde, proche de l’abstraction, et d’une œcuménicité étrangement accueillante. En 2017, Winter Brothers, son premier long métrage, plongée aux fascinantes ruptures de ton dans la réalité du travail des hommes au cœur d’une mine de calcaire, le place d’emblée sur la carte des auteurs à suivre. Trois ans plus tard, A White, White Day, récit rageur d’un amour inconditionnel par-delà la mort, confirme avec brio la pertinence de son regard unique, Pálmason y aérant sa matière purement narrative de trouées plastiques au bord de l’abîme qui ouvrent sur un vertige existentiel auquel les paysages de bout du monde d’une Islande véritablement spectrale offrent un cadre idoine.

Ce cinéma intellectuel et poétique, minéral et volcanique, trouve aujourd’hui son acmé rêvé dans Godland, troisième long métrage qui envoie un prêtre danois et luthérien imbu de Dieu, Lucas, affronter les conditions extrêmes de l’Islande du XIXe siècle avec pour mission d’y édifier une église et d’y photographier la population. Flanqué notamment d’un guide islandais rustre et bougon, Ragnar, avec lequel règne l’incommunicabilité la plus totale, il va voir sa foi exposée aux pires tourments intérieurs à mesure qu’il s’enfonce dans des paysages impitoyables et hors du temps, cruellement indifférents aux affres qui l’agitent…

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Au cœur du chaos

Godland s’ouvre sur un carton explicatif qui raconte qu’une boîte a été trouvée en Islande avec sept vieilles photographies sur plaque humide prises par un prêtre danois. Ainsi, toute l’histoire du film à venir serait inspirée par cette découverte. Rencontré à Cannes l’an dernier, où Godland était présenté dans la section Un Certain Regard, Hlynur Pálmason esquisse un sourire: “Personne n’a trouvé de vieilles photos, cette boîte n’existe pas. Ça fait partie de l’expérience fictionnelle du film. Beaucoup de détails, bien sûr, proviennent de choses réelles, mais l’histoire est purement fictionnelle. Pour moi, faire un film tient beaucoup à l’idée d’exploration et de découverte. Je rassemble donc un maximum de choses qui m’intéressent en amont et qui vont nourrir le film d’une manière ou d’une autre. J’ai par exemple lu énormément de livres de voyages écrits par des gens venus découvrir l’Islande. Beaucoup d’entre eux étaient d’ailleurs assez négatifs quant aux Islandais rencontrés sur leur chemin ou quant à la dureté des conditions. Tout ça finit par se ressentir dans le film, mais je ne cherche jamais à appuyer les choses. Et j’essaie surtout de ne pas trop me perdre dans mes recherches. J’aspire simplement à ce qu’elles infusent dans mon travail qui reste avant tout de filmer. J’ai commencé à travailler sur ce projet en 2014. Donc c’est un processus de longue haleine. Ces dernières années, j’avais toujours une caméra 35 mm à portée de la main et je filmais un peu chaque semaine. À travers cette pratique régulière, les choses évoluaient dans mon esprit de manière assez organique. Si vous vous immergez trop profondément dans vos recherches historiques, vous accumulez une somme considérable d’informations et de détails qui finissent par assécher votre imagination. Je préfère éviter de trop m’enliser en privilégiant toujours le geste physique de filmer, qui me ramène à un rapport sain et personnel par rapport à la création.

Le réalisateur de Godland, Hlynur Pálmason. – © Getty images

Ayant lui-même toujours vécu entre le Danemark et l’Islande, Pálmason s’appuie malgré tout dans Godland sur les liens historiques et complexes qui rattachent les deux pays. “Oui, il n’y a pas si longtemps, l’Islande dépendait encore de la couronne danoise. C’est seulement vers la fin de la Seconde Guerre mondiale que le pays a rompu tout lien de dépendance avec le Danemark. Donc il y a une longue histoire compliquée entre ces deux nations. Et je voulais réaliser un film qui joue des oppositions entre elles, non seulement historiques, mais en termes de langage aussi. Je voulais explorer la question des différences culturelles et des problèmes de communication. Dans le film, on ne sait jamais très bien qui comprend qui, ou à quel point ils se comprennent entre eux en tout cas… Le prêtre parle danois mais ne comprend pas l’islandais, par exemple. Et de là naît un certain chaos, qui est au cœur des problématiques du film.

Le passage du temps

Cinéaste du genre plutôt patient, Hlynur Pálmason a mis plus de deux ans pour tourner certaines séquences de Godland. “Oui, c’est par exemple le cas de cette scène où on voit le cadavre d’un cheval qui pourrit. Il s’agit du cheval mort de mon père. Je l’ai filmé chaque semaine durant deux années complètes sur le terrain de son voisin afin d’enregistrer ses différentes étapes de décomposition. Idem pour certaines scènes de paysages qui enregistrent le passage des saisons. Le langage du cinéma est avant tout celui du temps. Quand vous lisez un livre, vous devez le plus souvent vous contenter d’indications de type “Trois ans plus tard” pour mesurer le passage du temps au sein du récit. Mais, au cinéma, il est possible, je crois, de vraiment le faire ressentir sans recourir à ce genre de conventions. Depuis A White, White Day, je constate que la question du passage du temps est devenue un élément important de mon cinéma. Tout comme les conditions météorologiques liées au défilement des saisons. J’essaie de capter quelque chose de la beauté et de la brutalité du grand cycle de la vie. Sans l’asséner à la manière d’un message, mais en tentant de le faire éprouver presque physiquement au spectateur.

En prise directe sur les éléments, Godland réussit ainsi la gageure de traduire à l’écran à la fois le caractère majestueux et la douloureuse violence de la nature sans jamais tomber dans une espèce de cliché carte de postale de l’Islande. “C’est une question vraiment essentielle pour moi. La plupart des films tournés en Islande se déroulent à des endroits très spécifiques, souvent les mêmes, qui, oui, évoquent des espèces de cartes postales. Mais Godland a été tourné dans une région que je connais bien, dans des endroits d’entre-deux dont beaucoup ne sont même pas atteignables en voiture. Il faut s’y rendre à cheval, et encore, avec des chevaux entraînés, auxquels on a appris à se déplacer dans ce genre d’endroits. Parce que certains chemins de montagne sont vraiment très difficiles. Il était très important pour moi que les lieux que je filme ne soient pas des clichés prémâchés de cinéma mais des espaces que je connais profondément, que j’ai arpentés dans tous les sens. Le scénario a d’ailleurs été écrit avec des lieux très spécifiques en tête. Et l’enjeu de certaines scènes est simplement de transiter d’un endroit à un autre, et de voir ce qui se passe. Durant le tournage, nous faisions l’expérience du voyage en même temps que nos personnages. Nous étions une toute petite équipe, et la difficulté des conditions et de nos déplacements nous a permis, je crois, de capter les paysages environnants d’une manière plus authentique.

Trois ans après A White, White Day, Ída (à gauche), la fille du réalisateur, joue à nouveau devant la caméra de son père.
Trois ans après A White, White Day, Ída (à gauche), la fille du réalisateur, joue à nouveau devant la caméra de son père. © National

Paysages de l’intime

Inspiré par celui des anciennes photographies, le format image du film évoque presque celui d’un carré. “J’ai toujours testé différents formats d’images dans mon travail. C’est un format que j’ai d’abord expérimenté pour un autre projet et qui m’a semblé vraiment idéal pour Godland. Il me permettait de cadrer vraiment très naturellement. Sur le tournage de A White, White Day, où j’utilisais un format beaucoup plus horizontal, j’avais éprouvé de grandes difficultés à filmer le visage de mon protagoniste, à m’approcher de lui dans l’esprit d’un portrait, et ça m’avait frustré. Je savais qu’avec Godland, j’avais envie de m’approcher au plus près des visages, pas dans toutes les scènes bien sûr, mais je savais que le fait de se rapprocher des visages dans le film aurait une vraie signification. Donc j’ai fait quelques essais et j’ai réalisé que le format 1:33, couplé à l’usage de la pellicule 35 mm, fonctionnait aussi particulièrement bien avec les paysages. Je pense par ailleurs qu’il y a quelque chose de plus intime induit par ce format. J’aime l’idée de parvenir à illustrer les tourments intérieurs de mes personnages en filmant le monde qui les environne, et là encore je pense que ce format était idéal pour ça.

Visages filmés comme des paysages, paysages filmés comme des visages… Impossible de ne pas penser à la grande tradition du western en regardant Godland, certains surcadrages (cadrages dans le cadre de l’image) subtilement signifiants allant même jusqu’à évoquer La Prisonnière du désert de John Ford… “Ce n’est peut-être pas quelque chose que j’ai essayé d’explorer consciemment, mais le fait est que j’aime beaucoup les westerns et que j’en suis très imprégné. Même les films d’Akira Kurosawa, que j’adore, ont quelque chose à voir avec le western, je pense. Le fait que, dans mon cinéma, les paysages fonctionnent à la manière de révélateurs, et qu’ils sont en un sens des personnages à part entière de mes films, joue en effet probablement en faveur de ce rapprochement avec la tradition du western. Mais encore une fois, ce n’est pas forcément quelque chose de très délibéré. J’aime par-dessus tout l’idée d’aborder un tournage sans desseins complètement arrêtés, en gardant l’esprit le plus ouvert possible.

Notre critique de Godland

Au cœur de l’immensité chaotique de la Terre de glace et de feu, l’Islandais Hlynur Pálmason (Winter Brothers, A White, White Day) porte une splendide attention aux êtres (un prêtre danois du XIXe siècle et ceux qui l’accompagnent) et leurs questionnements dans un troisième long métrage dont le mélange insolite de douce humilité et d’ambition monstre échappe au piège du formalisme virtuose, comme à celui de l’académisme rance, pour tendre vers un cinéma d’une puissance d’évocation unique en son genre. Face à Godland, on pense aussi bien à la folie et à la démesure des films de Werner Herzog (Fitzcarraldo en tête) qu’à la sécheresse et à la vibration si particulière de ceux de Kelly Reichardt (à commencer par Meek’s Cutoff). En quête d’une vérité sauvage, presque primitive, Pálmason filme l’Islande en terre de tous les contrastes, comme une vaste chambre d’écho aux problèmes d’animosité et d’incommunication qui agitent ses personnages, irrémédiablement divisés par la vie, possiblement reliés dans la mort. Un film touché par la grâce, dont on ressort à la fois terrassé et ébloui.

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