L’ARTISTE CHILIEN OPÈRE UN « RETOUR » AUSSI INATTENDU QUE RÉJOUISSANT AU CINÉMA À LA FAVEUR DE LA DANZA DE LA REALIDAD, UN FILM ENTREMÊLANT AUTOBIOGRAPHIE ET IMAGINAIRE DÉLIRANT…

Vingt-trois ans déjà qu’on ne l’attendait plus, ce septième long métrage d’Alejandro Jodorowsky, artiste pluridisciplinaire qui pourrait, à la rubrique profession, aligner ses qualités de mime -il travailla avec Marcel Marceau-, auteur de BD (L’Incal, avec Moebius, notamment), poète, romancier, lecteur de tarot, acteur, réalisateur, et l’on en passe, allumé notoire n’étant pas la moindre. Ainsi, La Danza de la realidad s’inscrit-elle dans le droit fil d’une filmographie globalement ésotérique et non moins évidemment cultissime -statut conforté de El Topo, en 1970,en Montagne sacrée, trois ans plus tard, et jusqu’à Santa Sangre, à la toute fin des années 80. A quoi l’artiste a ajouté, pour le coup, une large part autobiographique, dans une acceptation toute personnelle cependant que, par souci de commodité, on qualifiera de surréaliste et aimablement délirante; disposition qu’il nous présentait en ces termes, lors du dernier festival de Cannes: « J’avais besoin de faire ce film parce que je voulais me guérir, de même que mon âme et ma famille. Mais aussi pour montrer aux autres une manière de cicatriser ses souvenirs et son passé. C’est nécessaire. »

Tocopilla et son sauveur

Insolite, à tout le moins, le film voit donc Jodorowsky, fringant octogénaire dont le blanc de la barbe et la chevelure tranche avec le noir de son costume, guider le spectateur dans les méandres de son enfance et d’un imaginaire qu’il a passablement débridé. Direction Tocopilla, bourgade chilienne où ses parents tenaient un commerce de bonneterie, et où il vit le jour en février 1929 -l’année où sortait Un chien andalou de Luis Buñuel, hasard trop beau pour ne point en faire état. Et un cadre redécouvert, pour la circonstance, non sans quelque émotion. « Je voulais rentrer dans la petite ville où je suis né, et où les autres enfants riaient de moi, me frappaient et me haïssaient parce que j’étais différent. J’étais le fils de Juifs russes, blanc avec un grand nez, et ils étaient de souche indienne bolivienne. Personne ne voulait jouer avec moi, j’étais malheureux parce que voué à la solitude. Quand j’ai retrouvé cette ville, 70 ans plus tard, rien n’avait changé, sauf le magasin de mes parents, qui avait brûlé, et que j’ai reconstruit. J’ai entrepris de la nettoyer, de repeindre les maisons, pour l’embellir. Et j’ai fait jouer tous les habitants, ravis que le monde connaisse enfin Tocopilla, qui ne figure sur aucune carte. J’ai changé ma ville, un peu comme si un héros était arrivé avec un élixir pour la sauver… J’en avais besoin. » Le filtre, en l’occurrence, n’était autre que le cinéma. Et en son nom, Jodorowsky n’a pas fait que redécorer les lieux, il a aussi réinventé son existence, comme celle de sa famille. Soit son père, vêtu comme Staline, et sa mère, ne s’exprimant qu’en chantant, manière pour lui d’exaucer ses rêves de cantatrice, tout comme il veillera à humaniser la figure paternelle -jouée par son fils, Brontis, histoire d’ajouter à l’embrouillamini. « L’arbre généalogique, quand tu le travailles, ce que tu donnes au personnage, tu te le donnes à toi-même », observe-t-il au sujet de cette « autobiographie imaginaire ».

Partant, et comme souvent chez lui, on ne sait guère laquelle, de la fiction ou de la réalité, surpasse l’autre, tant elles apparaissent étroitement imbriquées dans quelque composition baroque. Et peu importe après tout. C’est que, non content de l’avoir conduit du Chili à la France, le parcours de Jodorowsky a souvent défié l’entendement, en effet. S’en tiendrait-on au seul cinéma qu’on le retrouverait successivement promis au lynchage (à l’époque de Fando & Lis, son premier film, inspiré de Arrabal, et tourné au Mexique en 1968, un scandale retentissant à la clé), star de la contre-culture (à l’époque de El Topo), et même auto-proclamé « Cecil B. de Mille de l’underground », en apothéose mégalomane au délire visuel de La Montagne sacrée. Le retour sur terre n’en serait que plus douloureux -n’était la parenthèse Santa Sangre, le film qui garde aujourd’hui ses faveurs-, entre une adaptation avortée de Dune au milieu des années 70 et la retraite consécutive au ratage de The Rainbow Thief, sorti en 1990. « C’est une industrie qui brasse de l’argent, et moi, je voulais faire de l’art », relève-t-il, s’agissant de son silence forcé. Avant d’ajouter, sans plus d’amertume: « J’ai souffert de ne plus tourner, parce que je pense sincèrement que le cinéma est le plus bel art sur terre, tout en gardant la conviction qu’un jour j’y arriverais. »

L’homme croit aux miracles, en effet –« il y en a partout, mais il faut apprendre à les voir ». Et l’aboutissement d’un projet comme La Danza de la realidad tend à lui donner raison, pour lequel il a renoué avec le producteur Michel Seydoux, mettant fin à un malentendu remontant à l’époque de… Dune. « Je pensais qu’il m’en voulait toujours pour n’avoir pas réussi à monter le projet, et réciproquement. Mais il n’en était rien, et nous avons envisagé de retravailler ensemble. Je lui ai dit qu’il me fallait deux millions de dollars, pour un film dont je ne lui dirais rien et où il risquait de perdre son argent. Et il a accepté (…) J’ai pu faire ce film comme je l’entendais, et j’ai eu l’impression de renaître. » De fait, tour à tour déroutante, illuminée, poétique, outrée, grotesque ou encore émouvante, La Danza de la realidad vibre de l’insolence et de la liberté d’un jeune homme…

LA DANZA DE LA REALIDAD. SEMI-AUTOBIOGRAPHIE D’ALEJANDRO JODOROWSKY. AVEC BRONTIS JODOROWSKY, PAMELA FLORES, JEREMIAS HERSKOVITS. 2 H 10. SORTIE: 20/11.

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RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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