Mark Eitzel rêvait d’être Ian Curtis… Il est devenu l’âme – en peine – d’American Music Club qui, avec The Golden Age, quitte enfin les rives du sadcore. Où s’épanouit le frenchy Syd Matters.

On rencontre Mark Eitzel à Bruxelles, un jour spleen d’hiver à la belge: ciel gris léchant les toits et lumière en voie d’extinction. Un jour triste est-il un jour glorieux pour écrire des chansons tristes?  » Oui ! Je n’écris pas seulement quand je suis triste mais tout le temps, davantage sur des choses extérieures qu’à la première personne: les chansons pressenties tristes par les gens ne le sont pas forcément pour moi.  » Mark Eitzel a le sourire fendu des grands crucifiés de la vie: depuis deux décennies et la dizaine d’albums d’American Music Club, il construit une £uvre importante qui, au-delà des textes noirs et ironiques, impose la douceur physique de mélodies scintillantes. Un peu comme si les Beach Boys avaient grandi dans le giron du cauchemar américain plutôt que dans le voisinage océanique des filles plastifiées de Californie.

Eitzel aurait pu décrocher la popularité de Nick Cave, mourir très vite et entrer dans la légende comme Nick Drake, mais non, il est là, vivant, quasi-quinqua. On a qualifié sa musique de sadcore, un terme qui s’applique aussi bien à Cat Power qu’à Low ou Arab Strap. Un rock au tempo lent et aux paroles grises. Pas un hasard si l’on considère qu’Eitzel a grandi au gré des garnisons changeantes de son militaire de papa, nourrit d’une vision très particulière de la famille.  » Mon père et mon oncle n’ont jamais parlé à leur père, à part peut-être pour lui dire  » ta gueule« , épingle-t-il. Mon père haïssait son père. D’ailleurs, on n’a même pas prévenu la famille quand mon père est mort d’un alcoolisme alimenté par son diabète. Ma mère a grandi à Bayonne en France, et lorsqu’elle a déménagé en Amérique, elle s’est instantanément considérée comme américaine! Elle aussi, haïssait sa mère! La haine de leurs parents, c’est ce qui a sans doute unit si fortement les miens!  »

OPéRA CHINOIS ET PROG ROCK

Enfant, Eitzel habite à Okinawa, puis à Taïwan.  » Je suis un gosse de dix ans qui prend un bus chinois tous les jours pour aller à l’école, ce qui me donne une perspective complètement différente de la vie, note-t-il. Je suis invité à l’opéra chinois et je suis ébloui par ce que je vois. Les jeunes enfants n’aiment ni les changements ni les défis ni les plats épicés. A Taiwan, j’étais été obligé d’accepter tout cela, ce qui a très certainement forgé ma personnalité.  » D’une affectation paternelle à l’autre, Mark arrive en Angleterre au début des seventies. Déprimé économiquement, le pays s’éclate avec T. Rex et le glam-rock. Eitzel se retrouve coincé à Southampton, ville côtière dévastée par la guerre et se met à écouter le prog-rock de Yes, qui s’éclate aux solos de mellotron et aux vocalises bordées de nouilles de Jon Anderson.  » J’écoutais également Joni Mitchell, Joan Armatrading, Neil Young et fréquentais beaucoup les clubs de free jazz… « , s’empresse-t-il d’ajouter. Cet adolescent polyculturel prend le punk dans les gencives, retourne en Amérique (Ohio) où il s’entiche d’être brailleur new wave professionnel dans The Naked Skinnies (les maigrichons dénudés…).

A MORT LE SADCORE!

Il finit par s’installer à San Francisco plutôt qu’à New York où  » aujourd’hui, je serais sans doute quelqu’un« , dit-il avec une pointe d’amertume. On le comprend vu la (grande) qualité des travaux discographiques d’American Music Club. Le groupe rate sans doute le coche avec Everclear sorti en 1991: critique dithyrambique mais ventes décevantes. Vieux refrain pour de nouvelles désillusions. Dix-sept ans plus tard, Mark Eitzel se montre pessimiste sur l’éventualité d’un succès, particulièrement aux Etats-Unis,  » pays qui me trouve trop gay et n’aime pas mes textes, trop méchants« , déplore-t-il. Mais The Golden Age émet une autre hypothèse, moins fataliste, soupesant qu’il y a, peut-être malgré tout, un second acte dans la vie des Américains. Huit chansons, toutes carénées par un son fluide, spacieux, sans claustrophobie existentielle. Même les textes ont revêtu quelques couleurs, Mark les couve avec tendresse, intimité, proximité. Ce sont tous ses enfants légitimes, capables de fleurir les radios loin du stéréotype sadcore ( The Decibels And The Little Pills, The Victory Choir, Who You Are, The Windows Of The World).  » Quand je vais voir ces groupes tristes, j’ai juste envie de leur balancer des trucs à la figure, lance-t-il. Quand j’étais jeune et romantique et en bonne santé, j’adorais la mort, mais maintenant que la jeunesse m’est passée, j’aime la comédie, les comiques! Il y a vingt ans, je rêvais d’être Ian Curtis, une autre erreur de ma vie. Maintenant, plus du tout, du tout! »

Mark reçoit souvent des lettres de fans, certaines lui racontent de drôles d’histoires:  » Ils disent que ma musique leur a sauvé la vie, donc, oui, fuck, les chansons tristes sauvent la vie des gens! » La preuve: elles ont déjà sauvé celle de Mark Eitzel.

CD The Golden Age chez V2 Records. En concert le 15 février à l’Ancienne Belgique et le 16 mars au 4AD de Diksmude. www.american-music-club.com

TEXTE PHILIPPE CORNET

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