Le troisième album d’Abd Al Malik, Dante, est rempli de mélodies fortes et de textes ambitieux qui briguent de perpétuer le « génie français ». Un défi.

Voilà un album plein et brillant, qui va sans doute déranger par son entrejambe. Les textes longs sont charpentés d’une énergie qui n’a d’égal que son port littéraire: Abd Al Malik, trente-trois ans, tourne au moins sept fois sa langue en bouche avant de lâcher ses mots polis comme des galets par l’océan de la littérature, de la philosophie ou de l’histoire. Y compris celle de la chanson française. Impression de volupté musicale dans ces treize titres qui n’ont pas peur de l’emphase, bien loin des slameurs dénudés. En travaillant avec Alain Goraguer et Gérard Jouannest, compagnons de route de Gainsbourg et Brel, AAM a choisi une forme d’intemporalité émotionnelle doublée d’une technique à l’ancienne.

Focus: la qualité mélodramatique de ton disque semble embarrasser certains. On a parfois l’impression que tu t’es retrouvé devant un énorme magasin de jouets et que tu t’es gavé de ce que tu pouvais y découvrir!

Abd Al Malik: je ne réfléchis pas en ces termes, ce qui m’intéresse lorsqu’on écoute un disque, c’est qu’on soit bouleversé, qu’on en sorte transformé. L’idée est de préserver le patrimoine et de cultiver la modernité, de faire du lien. Dante n’est pas une projection de moi mais de ma manière d’être au monde. Le processus est très naturel: Gérard Jouannest joue au piano, m’accroche et puis j’écris. Ensuite, Alain Goraguer arrange les morceaux de Jouannest et Régis Ceccarelli, ceux de Bilal. J’aime cette idée de travailler à l’ancienne avec les musiciens en studio. C’est organique, vivant. Je veux être dans le partage, l’échange, pas la pose ou la posture.

Avec Goraguer et Jouannest, tu as à la fois l’arrangeur de Gainsbourg et le musicien-compositeur de Brel. Et puis, il y a aussi un hommage à Nougaro ( Paris mais…): cela veut-il dire que tu te poses en héritier?

Cet album est un hommage à une sorte de génie francophone. C’est la langue qui structure tout. Je suis un casseur de clichés et de ghettos, je veux aller au-delà des vêtements sociaux. J’aime Brel parce qu’il va jusqu’au bout de ce qu’il est: c’est ma définition de l’artiste. Ce n’est pas tant me positionner en héritier que de ne pas avoir une attitude muséifiante face à ces monstres sacrés, parce qu’ils ont installé une dynamique que nous, jeunes artistes, devons saisir au vol. Ce génie français, c’est la langue de la révolution, du Siècle des Lumières, mais aussi de Malraux, Sartre ou Mauriac. Je me demande ce que je peux faire pour faire bouger le monde qui m’entoure. Un artiste est là pour bousculer.

L’album commence par Roméo et Juliette, avec l’intervention de Juliette Gréco qui arrive comme une visiteuse magique, extraordinairement cinématographique!

On discutait avec Wallen ( Ndlr, sa femme) du fait d’être interprète, une catégorie qui, aujourd’hui, est un peu mise de côté. Mais Juliette est une interprète depuis près de soixante ans et elle s’approprie de façon incroyable l’univers de l’auteur. Gréco ( Ndlr: 81 ans) ne parle jamais du passé, de Sartre, Vian ou Gainsbourg, elle parle d’aujourd’hui et de maintenant. Tout artiste ambitionne d’être Gréco!

Ta musique est truffée de références littéraires, ton album est baptisé Dante, les « gens des quartiers » ne te perçoivent-ils pas comme un peu pédant?

Non, j’ai un public qui va de sept à soixante dix-sept ans, pour du vrai. En concert, je vois des grands-mères émues et puis des jeunes branchés sur le rap hardcore, également émus, je me dis que c’est merveilleux. L’art permet de rassembler des gens qui ne se rassembleraient pas. Je viens d’un quartier à Strasbourg qui s’appelle le Neuhof et j’ai l’impression d’être le fils du pays, c’est beau. Mon idée n’est pas de représenter qui que ce soit ou d’être un modèle mais je le suis, de fait. Et je l’assume pleinement.

Parmi les chansons les plus touchantes, il y a celles qui s’impliquent directement dans une histoire: Le marseillais et Le conte alsacien, cette dernière où tu parles directement de toi.

Je suis né à Paris, puis je suis retourné au Congo-Brazzaville pendant deux ou trois ans mais j’ai grandi en Alsace, entre sept et trente ans. L’alsacien fait partie de ma B.O.: je suis noir, musulman, je viens de quartiers difficiles mais je me sens véritablement Français, Européen, Alsacien. C’est important d’amener vraiment qui on est, de la complexité. Je ne crois pas à la condescendance vis-à-vis du public, c’est pour cela que j’ai appelé mon album Dante: il écrit son £uvre principale en toscan et non pas dans le latin de l’époque. Le rap, la littérature, la culture, la poésie, ne sont pas réservés à une élite mais ouverts à tous. Voilà ma démarche.

Tu es né chrétien et puis tu t’es converti à l’Islam, tendance soufie (1). En tant que laïc, je dirais que la religion ne me semble pas forcément un facteur de progrès, en tout cas lorsqu’on voit son utilisation géopolitique. Comment te sens-tu par rapport à cela?

Je ne veux pas confondre religion et spiritualité. Dans certaines religions, on peut trouver des aberrations: les prêtres catholiques pédophiles ne signifient pas que le catholicisme soit une religion pédophile. Aujourd’hui, des fous se réclament de l’Islam et placent cette religion en porte-à-faux! La spiritualité véritable est de l’ordre de l’intime et le concept laïc permet que l’on soit juif, chrétien, musulman, tout en avançant vers un même projet sociétal. J’ai été délinquant, dans une forme de haine assez classique. La religion m’est d’abord apparue via un Islam ( Ndlr: conservateur) qui est une autre forme de délinquance, spirituelle. Puis, à un moment, je me suis remis en question et j’ai rencontré le c£ur de l’Islam par le truchement de mon maître spirituel marocain soufi, Sidi Hamza. Ma vision a complètement changé. Donc, pour moi, si cet album est totalement spirituel, c’est à chacun de trouver son chemin: la vraie spiritualité nous apprend à être un individu.

(1) Branche de l’islam qui privilégie une forme d’ascétisme et de mysticisme.

Dante chez Universal, en concert le 14/03 au Théâtre de La Louvière et le 9/05 aux Nuits du Botanique.

www.abdalmalik.fr

Entretien Philippe Cornet

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