LE RÉALISATEUR DE TABOU ET DES MILLE ET UNE NUITS MARIE LE POÉTIQUE ET LE POLITIQUE EN S’AFFRANCHISSANT DES RÈGLES TANT ARTISTIQUES QUE SOCIÉTALES.

Eblouis et profondément émus par Tabou (2012), nous retrouvons avec bonheur le plus original des cinéastes portugais pour un triptyque aussi séduisant qu’insolite. Miguel Gomes entre dans la quarantaine avec ces Mille et Une Nuits où l’imaginaire du conte oriental se mêle à la dure réalité d’un pays soumis à l’austérité. A l’heure où paraît sur nos écrans le deuxième volume de ce si singulier projet, le natif de Lisbonne, auteur également d’un mémorable Ce cher mois d’août en 2008, nous accorde un entretien où s’exprime bien l’essentiel de son art à nul autre comparable. Et une passion du cinéma née à six ans, dans une salle où était projeté… Dumbo, et dans laquelle il se battit contre d’autres enfants qui se moquaient du petit éléphant…

« Je ne sais pas s’il est possible d’évoquer ce qui serait le point de départ de ce projet, déclare Gomes, car il y en a de multiples. D’abord la crise économique et sociale frappant mon pays, et que j’avais la possibilité de filmer. Je me suis dit que je devais faire un portrait de la société portugaise à ce moment-là. En même temps, j’avais un désir déjà ancien de faire un film de contes, avec des contes très sauvages, comme le sont précisément ceux des Mille et Une Nuits. J’ignore à quel moment précis ces deux désirs se sont croisés puis rejoints… Je me souviens d’avoir vu paraître dans les journaux, à la télévision, plusieurs histoires reliées à la crise et qui étaient un peu absurdes, surréalistes. Et m’est venu le désir de raconter la crise à travers le regard de Shéhérazade. « 

La démarche de Gomes part de la réalité (les premiers plans du premier film longent les quais du port en plein conflit social) et la retrouve au final (le dernier film du triptyque est en majeure partie documentaire), mais au terme d’une étreinte de l’imaginaire le plus extravagant tellement forte et féconde que le réel, à la fin, semble comme ré-enchanté. Alors même qu’il était, au départ, marqué par le désenchantement… « Mon idée, dès le début, était de ne pas me contenter du seul outil du cinéma direct, de ce qu’on appelle le documentaire, explique le réalisateur. Il me fallait raconter ce qui s’est passé, le chômage par exemple, avec le regard le plus direct possible par rapport au sujet, donner la parole à des gens qui normalement ne l’ont pas. Mais il faudrait aussi travailler l’imaginaire, qui n’est pas pour moi quelque chose de parallèle à la réalité et qui ne la toucherait pas. L’imaginaire peut avoir un rapport très intense au présent, à ce qui se passe réellement. L’imaginaire est le produit d’un temps que nous sommes occupés à vivre, d’une société qui est la nôtre. Donc, même quand il semble le plus éloigné de la réalité, il en reste le produit! »

En artiste, en rebelle

Miguel Gomes réagit en artiste, qui désobéit forcément aux règles. Règles de l’austérité imposée à son peuple, mais aussi règles et codes de la narration cinématographique, de la cohérence esthétique, auxquelles son travail est plus que jamais rebelle. Son goût de la liberté allant jusqu’à ne jamais reproduire ce qu’il a déjà fait, et surprendre jusqu’au coeur de ce triptyque qui fait l’actualité. « Les règles existent pour formater, pour définir un cadre normatif, commente-t-il. Celles de la société d’abord, certaines étant certainement fonctionnelles mais d’autres carrément absurdes. Alors je me sens libre d’inventer d’autres règles à moi, plus absurdes encore! Le cinéma peut s’inventer. Il n’est pas la vie. Il part de la vie mais il doit créer ses propres mécanismes pour marcher, pour fonctionner. Je savais, pour ces films, qu’il me fallait assumer une certaine hétérogénéité, et que cette diversité, ces changements d’humeur et de tonalité apporteraient quelque chose, chaque nouveau segment réinventant le segment qui le précède… Le tout obéissant à des règles, mais des règles particulièrement élastiques. »

Chez Gomes, le poétique et le politique ne sont jamais loin l’un de l’autre. Le troisième volet de ses Mille et Une Nuits (qui sortira le 16 décembre) les unissant carrément dans une forme d’utopie, avec un « sous-groupe de prolétaires » s’affranchissant de la dictature de la productivité pour se livrer à leur passion des… pinsons! « Je suis fasciné par les différences de perception des spectateurs du film, sourit Gomes, certains voient tout au contraire dans ces gens des paresseux, au niveau culturel très bas, incapables d’essayer de faire changer les choses, leurs conditions de vie. Et ils y voient une métaphore du peuple portugais et de ses défauts… Alors que moi -comme vous-, je vois en eux une sorte de communauté parallèle, échappant totalement au modèle dominant, à la société. Il y a chez eux quelque chose de subversif, même si ce n’est pas conscient. Pour moi, c’est d’autant plus beau qu’ils ne le savent pas… Ils échappent aussi à tout ce qui, dans le combat politique, passe par des règles, une organisation, peut-être même ne votent-ils pas. Mais tout ce qui contrarie les règles, tout ce qui contredit la norme, devient pour moi très intéressant! »

« J’aime qu’il y ait opposition, friction entre choses apparemment contraires. C’est à ce moment-là que le cinéma commence à exister! » Miguel Gomes donne en exemple « l’opposition, dans le deuxième volet du triptyque, entre les gens qui sont mal dans leur vie et le chien qui, lui, va bien, parce qu’il n’a pas conscience de ce qui se passe autour de lui… Il y a aussi le coq qui parle, qui essaie de réveiller les gens. Un animal conscient, presque omniscient, comparé aux personnages humains… » La profusion d’animaux de tout type dans les trois films est « liée à cet univers du conte, de la fable. » « Je voulais aussi des arbres qui parlent, des génies, des créatures non humaines, commente le cinéaste. J’avais fait (en 2006, NDLR) un court métrage intitulé Cantique des créatures et Les Mille et Une Nuits pourraient porter le même titre, au fond. »

Libre dans le « peuplement » de ses films, le cinéaste l’est aussi dans la décision de leur donner une forme finale. En l’occurrence, ici, une longueur cumulée de 381 minutes (6 h 21) pour l’ensemble de sa trilogie. « Rien de cela, ni la longueur ni la division en trois films, n’était prémédité, explique-t-il, c’est simplement le résultat de ce qui s’est imposé au montage, de manière très organique. Pendant les douze mois de la production, nous nous sommes efforcés de ne pas penser à la structure du film. La forme devait venir de ce nous allions tourner, et pas s’y imposer. Surtout que nous filmions des choses qui arrivaient en temps réel, de l’actualité. Et même des choses qui n’étaient pas encore arrivées… C’était d’ailleurs en harmonie avec le concept même des Contes des Mille et Une Nuits, où Shéhérazade inventait des histoires au fur et à mesure et les laissait inachevées jusqu’au lendemain pour prolonger sa vie… « 

Innocence retrouvée

Contrairement à la plupart des autres cinéastes de la radicalité, Miguel Gomes ne tourne pas le dos au spectateur, qui n’a jamais, devant ses films, le sentiment que ceux-ci se font sans lui. « Je crois qu’il faut distinguer deux choses, déclare-t-il. D’une part ce qu’on appelle le public, et qui est une sorte de collectif sans tête, sans identité, juste bon pour les statistiques, pour l’industrie qui compte les spectateurs comme on compte des vaches. Et d’autre part le spectateur, ce quelqu’un qui est spectateur comme moi je le suis, c’est-à-dire dans le désir de voir des films dans lesquels je peux exister, qui ne m’imposent pas un regard totalitaire, qui ne me disent pas quand je dois pleurer ou rire… Comme je m’ennuie facilement au cinéma, je change les règles, je modifie le film en cours de déroulement. Il faut toujours laisser un espace au spectateur, ne pas lui imposer de limites et le rendre passif comme le font les films commerciaux dans leur majorité. Ces films-là m’annihilent! Et je ne veux pas faire aux autres ce que je n’aime pas qu’on me fasse, à moi! » Et de conclure: « Avec l’organisation en trois films, le spectateur a la possibilité de faire un voyage de l’un à l’autre, explique le réalisateur, les films sont chacun comme un repas, on ne mange pas trois repas d’affilée, on espace, absorber tout d’un coup me paraissant un peu violent… » Le cinéaste avoue espérer, à travers l’originalité de son travail, ses aspects inédits, « amener le spectateur à une certaine innocence que nous avons perdue, parce qu’aujourd’hui on sait trop, on a vu trop de films. En changeant les règles, j’essaie de déplacer le spectateur pour qu’il soit en situation de regarder quelque chose dont il n’a pas l’habitude, et avec un regard neuf. Je sais que c’est une utopie, que c’est sans doute impossible… Mais j’essaie! »

TEXTE Louis Danvers

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