Poursuivant la quête de ses origines, Michka Assayas convoque les souvenirs d’une mère à temps partiel. Un récit fragile et émouvant.
Une mère en fuitede Michka Assayas
Editions Grasset, 192 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
Comme le train, un homme peut en cacher un autre. Derrière Michka Assayas, le chroniqueur musical, passeur enthousiaste des grandes pages du rock dans l’émission Very Good Trip sur France Inter, se cache un écrivain pudique, dont la plume revient régulièrement visiter les mondes engloutis de l’enfance (Les Années vides, Dans sa peau…), persuadé que c’est là, parmi «les impressions les plus enfouies» que se trouve «la source de [sa] sensibilité et de ses émois».
Pas encore rassasié, le journaliste livre un nouveau récit autobiographique sensible et tourmenté sur le personnage central de sa galaxie intime: sa mère. Une mère en fuite, comme le résume le titre de ce portrait à l’élégance tendre et cruelle, ourlé de mélancolie, tant cette personnalité excentrique qu’on dirait sortie d’un roman russe, même si elle était hongroise, n’a cessé d’échapper au petit garçon timide. Un sentiment d’abandon précoce qui a plongé le futur exégète de Dylan dans une forme de désarroi ou, pour reprendre ses mots, de «fragilité qui perdure» encore aujourd’hui.
Aristocrate mondaine, Catherine de Károlyi a fui Budapest lors de l’arrivée des Soviets en 1944. La semaine, elle vit seule dans son atelier d’artiste parisien, en femme libre et indépendante, ne passant que les week-ends avec ses enfants –Michka et son frère Olivier, le cinéaste de Sils Maria ou Irma Vep–, la bonne de toujours et l’ex-mari scénariste, dans la propriété familiale de la vallée de Chevreuse. Et encore, elle écourte parfois ses visites, gagnée par l’impatience et des sautes d’humeur imprévisibles. Un courant d’air qui joue les maîtresses de maison, mène les discussions avec les invités qui défilent. «Après quoi ma mère, comme toujours, s’évapore.»
Il y a du Modiano dans cette succession de souvenirs, mélange composite de scènes banales relatées avec précision et finesse –sa manière d’entrer dans la mer, de prendre le volant de sa voiture…–, de rares moments de tendresse et de complicité –quand elle lui chuchote des histoires d’elfes, par exemple– et de séquences laissant entrevoir sa froideur et un souci quasi maladif de l’étiquette. Car chez elle, le snobisme est comme une hygiène de vie.
On pense aussi à Sagan pour la peinture vivante d’une époque éprise de liberté et d’un milieu intellectuel stimulant et parfois fantasque. Milieu dans lequel la mère ne fait pas que de la figuration. Elle est styliste en vue chez Hermès, et surtout la confidente, faute de mieux, de l’homme de sa vie: André Malraux. Eblouie par son intelligence «quasi surnaturelle» et son «magnétisme», elle vouera un véritable culte à l’auteur de La Condition humaine. Une passion dévorante –mais à sens unique– dont le fils prend la (dé)mesure en lisant le journal intime qu’elle a laissé.
Nostalgique d’une Hongrie fantasmée, tiraillée entre plusieurs cultures et plusieurs langues, à la fois moderne et terriblement vieux jeu, cette figure maternelle morte en 2006 n’a pu faire mieux qu’aimer «à distance» et par intermittence sa progéniture. Son cadet lui en veut-il? Un peu sans doute, mais l’admiration qui transpire de ces pages magnifiques supplante largement la rancœur. Simplement, pour le petit comme pour le grand Assayas, cette éternelle insatisfaite restera toujours «une énigme à élucider»…
Laurent Raphaël
Nos autres livres coups de cœur
Nancy-Saïgon
Roman d’Adrien Genoudet. Editions du Seuil, 300 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
Un corps est exhumé pour faire de la place dans le caveau familial. Simone ressurgit, vêtue de son áo dài bleu, tunique traditionnelle vietnamienne qu’elle ne quittait plus. Mais aussi un carton barré de la mention Nancy-Saïgon, renfermant deux ans de correspondance avec son mari, le lieutenant Paul Sanzach, parti guerroyer en Indochine. Plongeant dans les méandres de ces échanges entre le Mékong et la Lorraine, Adrien Genoudet retrace la rencontre au lac de Constance, la vie itinérante en Allemagne, un mariage précipité, la grossesse de Simone, le départ pour l’Indochine; oui, tout est allé trop vite. Déjà leurs vies s’éloignent, l’amour se consume dans le gouffre de la séparation «où l’attente perfore tout». Simone couve les braises des journées heureuses, entretient le feu roulant des questions: «A quoi ressemble l’Indochine mon amour?»
Au cœur de la fournaise «épaisse aux narines, sous les bras», perdu dans une guerre d’usure à l’aveugle, Sanzach improvise la vie au sein du Hérisson, petit poste à ras la brousse. L’impatience poisseuse et le fou rire des singes virent bientôt à l’humiliation. Pour se remettre les idées en place, on «corrige» les locaux à coups de nerf de buffle pour soutirer des renseignements au crachoir, on boit à la renverse dans les bouges et les bordels. Alcool, orgies, opium… Affamés de troubles juvéniles, les hommes en armes s’octroient «le dû […) de se vider pour se battre». Arcbouté sur des archives personnelles, Adrien Genoudet (Le Champ des cris) ravive d’un même trait soutenu et venimeux ce conflit majeur de la décolonisation. Intense et âpre, le roman étrille sans ciller le bourbier du désordre. Sous les casques et leur imaginaire de bas de ceinture, chacun en prend pour son grade. «Ce qui s’était passé en Indochine devait y rester.»
F.DE.
Le Bel Obscur
Roman de Caroline Lamarche. Editions du Seuil, 240 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
«Chez nous on ne parlait jamais de lui. On disait simplement: il a fait beaucoup de chagrin à sa mère.» Chez nous, c’est la famille de la narratrice, et lui, c’est Edmond, ancêtre mystérieux photographié dans un drôle de costume, et qui en 1862, sauva deux jeunes gens de la noyade. «Edmond est une bourrasque», mais s’intéresser à lui, c’est aussi pour la narratrice une façon de contourner le vrai sujet qui la préoccupe, celui de son échec conjugal, elle qui se sent «veuve» d’un homme parti aimer d’autres hommes. Confrontée à l’inadéquation d’Edmond, elle finit par questionner la sienne. «Le mariage était un rôle, une mise en scène imposée qui ne me convenait pas», «le couple un vêtement trop étroit». Avec cette (en)quête familiale dans l’air du temps, finaliste du Goncourt, Caroline Lamarche dresse le portrait d’une femme qui comprend que peut-être, elle s’est trompée de destin.
A.E.
Les Fragments d’Hélène
Récit de Johanna Luyssen. Editions Julliard, 208 pages.
La cote de Focus: 4/5
16 novembre 1980: le philosophe français Louis Althusser étrangle sa femme, Hélène Rytmann. Les médias n’ont d’yeux que pour le grand philosophe, tout assassin qu’il soit… La victime? Dans la misogynie ambiante, on s’en moque et on ne cite que rarement son nom, qu’au mieux on écorche. Atteint de troubles maniaco-dépressifs, Althusser sera déclaré pénalement irresponsable. Johanna Luyssen s’était déjà attardée sur ce qu’on n’appelait pas encore un féminicide dans un long article pour Libération, en 2023, dont elle dirige le service société. L’affaire l’a profondément marquée. Alors, malgré le mystère entourant Hélène, réduite au statut de simple «femme de», elle décide d’enquêter à partir de ces «fragments» du titre. Sa démarche de désinvisibilisation de cette femme qui fut pourtant résistante, travailla sur des films de Jean Renoir, milita au Parti Communiste (avant d’en être renvoyée) et démarra, à 70 ans, un ambitieux projet sociologique en milieu ouvrier, n’est pas une sinécure: la journaliste doute, se confie, se sent «forcément un peu voyeuse, sottement indiscrète», interpelle le lecteur et le gratifie d’interludes imprévus en plein IIIe Reich… Passionné, passionnant, Les Fragments d’Hélène est un livre important –«parce que chaque femme a droit à la lumière».
M.R.


