Critique | Livres

« Un tour de force »: Rousse, le roman révélation des éditions Tristram

4,5 / 5
Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot à propos de Rousse: “Dans les jours qui ont suivi le travail sur Rousse, on avait une certaine tendance, au bureau, à parler comme dans le roman entre nous.” © Daniel Swinton

Denbis Infante, éditions Tristram

Rousse ou les Beaux Habitants de l'univers

132 pages

4,5 / 5
© National

Rousse, premier roman à la langue étonnante et ayant pour héroïne une renarde intrépide, bouleverse la rentrée de janvier. Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, co-créateurs des éditions Tristram, ses éditeurs, nous ont raconté ce choc littéraire.

“Rousse ou Les Beaux Habitants de l’univers fait partie de ces découvertes rares dans une vie d’éditeur”, avaient prévenu Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, co-créateurs des éditions Tristram, dès le communiqué de presse annonçant le livre. “Le manuscrit nous a été envoyé par la poste”, précisent-ils, comme pour ajouter au côté miraculeux de l’affaire. Miracle, le mot est un peu fort, certes; mais de l’aveu des Tristram, tout, du texte lui-même à son entrée au catalogue de leur maison, tient un peu du prodige. Lorsqu’ils le reçoivent, on est en plein confinement. Comme ailleurs, dans le milieu littéraire, “la désorganisation était totale”. Ils ne peuvent s’engager immédiatement en faveur de ce premier roman pourtant frappant. “Quand on a enfin pris contact avec Denis Infante, on craignait que le manuscrit ait déjà beaucoup circulé et qu’il soit peut-être en cours de publication ailleurs. Ce n’était pas le cas, il nous l’avait envoyé parce qu’il aime bien la maison, il aime bien ce qu’on publie, il a lu beaucoup de nos livres -des auteurs, d’ailleurs, très différents les uns des autres- et il avait, à juste titre, imaginé que ça recevrait chez nous une écoute attentive.

Il y a l’histoire déjà: sur une Terre de laquelle les humains ont disparu et où règnent une chaleur et une sécheresse sans précédent, on suit donc cette jeune renarde nommée Rousse. Contrairement à bon nombre d’autres animaux, elle ose s’aventurer hors de son territoire “car ce qui se présentait à elle au début comme exil forcé, prenait peu à peu attrait âpre et sucré de fruits jamais goûtés, d’odeurs musquées jamais portées par vent, d’horizons jamais imaginés et de rêves vifs et chamarrés. Oui, Denis Infante y propose cette langue unique: dans son texte, les articles définis ont disparu. Cette subtile mais délicieuse perturbation -“sorte de langue française légèrement désaxée, un peu simplifiée, et donc rendue plus intense, plus savoureuse”, s’enthousiasment les Tristram- suffit à profondément marquer le lecteur.

Passée la surprise, “on est presque instantanément accoutumé à cette manière d’écrire et de faire progresser la narration. On se prend même par moments à lire à voix haute. “Dans les jours qui ont suivi le travail sur Rousse, on avait une certaine tendance, au bureau, à parler comme dans le roman entre nous. On avait complètement incorporé cette manière de parler”, confessent-ils de leur côté. L’effet, c’est vrai, est saisissant, et “on a réellement l’illusion que c’est comme ça que les animaux pensent. Illusion renforcée lorsque, soudain, Rousse s’adressera directement au lecteur, à la première personne.

Denis Infante, auteur de Rousse.

Rousse: sans article

Tristram, éditeurs de Lester Bangs, Nina Allan ou Celia Levi, qui ne publient un nouvel auteur qu’une fois tous les trois ou quatre ans (ils reçoivent pourtant environ un millier de manuscrits chaque année), n’en sont toujours pas revenus: Réussir avec finalement si peu d’interventions sur la langue française à produire un système de pensée qui est aussi différent, c’est un tour de force. Ils nous révéleront que c’est en fait dans une nouvelle version de son texte, postérieure à celle qu’il avait envoyée (oui, par la poste), qu’il a systématisé l’abandon des articles définis.

Ça ne ressemblait objectivement à rien de ce qui figurait déjà au catalogue, et en même temps, par des voix extrêmement subtiles, extrêmement ténues, ça nous paraissait résonner de manière étonnante, sur des points précis, avec un très grand nombre d’autres choses qu’on a publiées”, poursuivent-ils, citant au passage le grand auteur allemand Arno Schmidt, ou Valère Novarina, dont Le Discours aux animaux fut leur toute première publication, sous la forme d’un disque compact, en 1987.

On part du principe que quand on reçoit un manuscrit qui nous emballe, comme celui de Denis Infante ou comme le Sans plus attendre de Sylvie Durastanti il y a quelques années, un des aspects de ce travail qu’on mène dans la partie de l’édition, c’est d’essayer de mettre au jour les raisons pour lesquelles ça nous paraît résonner autant et de manière aussi nette avec d’autres aspects de notre catalogue. Parce que c’est ce qui nous permet de comprendre pourquoi on aime autant les choses. Ça peut aussi dans un second temps nous aider à en parler. Avec l’auteur, puis avec le reste du monde.” Alors, chez Tristram, le travail d’édition du texte est primordial; ils ont ainsi passé un mois et demi plongés dans Rousse.

Mais Rousse, ce n’est pas qu’une prouesse formelle: “Si ça n’avait pas été pris en charge par une histoire magnifique, une dimension morale et peut-être même, à la fin, métaphysique, ça aurait pu ne rester qu’un exercice de style un peu vain. Ça n’est pas du tout le cas.” Non, vraiment pas.

Alors, comme elle, porté par un irrépressible désir d’aventure (et cette écriture imparable, donc), on se précipitera dans l’ombre de cette renarde intrépide et les moins de 140 pages de sa destinée, qu’elle s’annonce lumineuse ou parfois soudain plus sombre. Comme elle encore, on s’émouvra des rencontres avec l’ours Brune et le sage corbeau Noirciel (“Noirciel est maître, Noirciel sait”), ou des traces de l’existence passée des “faces plates”…

Denis Infante a entre autres été déménageur et maçon, pour finir par travailler dans le spectacle vivant. À 70 ans, c’est son tout premier roman. Sa dyslexie-dysorthographie serait selon lui potentiellement à l’origine de son rapport particulier à la langue. Quoiqu’il en soit, son Rousse, troublant récit post-apocalyptique, revêt instantanément l’évidence d’un conte universel. Un choc, vous dit-on!

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