Le premier roman de l’autrice américaine culte Samantha Hunt à être traduit en français et douze nouvelles comme douze pépites de Graham Swift: nos 2 livres du moment.
Seul l’océan pour me sauver
Roman de Samantha Hunt. Editions Le Gospel, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alex Ratcharge, 192 pages.
La cote de Focus: 4,5/5
La postface est signée de la «post-avant-gardiste» Maggie Nelson (on a déjà vu un blurb la désigner ainsi, promis). Alors, même si on n’a jamais entendu parler ni de l’une ni de l’autre, on imagine que cette Samantha Hunt et son Seul l’océan pour me sauver doivent être sacrément importants. On se dit pourtant qu’on l’a déjà lue, cette histoire de jeune fille amoureuse à en mourir d’un type bien plus vieux qu’elle. Un type cassé, bien sûr –ici c’est un «vétéran» abîmé par la guerre en Irak. Sauf que, non, ça ne ressemble à rien d’autre.
La narratrice (on ne connaîtra pas son prénom) vit avec sa mère et son grand-père dans une ville côtière au nord de tout. Son père a disparu dans l’océan, et elle est persuadée d’être une sirène. Lui, Jude, est taiseux, et boit beaucoup. Ils se voient énormément, mais Jude se refuse à elle. Elle vit de petits boulot et fait tout pour tenter de l’oublier. En vain. Alors elle joue la chanson des Beatles (ben oui, Hey Jude) «pour pouvoir chanter son nom en murmurant tout en [s]e mordant l’intérieur de la joue assez fort pour lui donner le goût du sang».
Culte aux USA, Seul l’océan pour me sauver est le premier roman de Samantha Hunt traduit en français. Son écriture est simple et d’une fluidité qu’on doit aussi sûrement à la superbe traduction d’Alex Ratcharge. Mais en le lisant, on surfe en équilibre précaire entre réel et fantastique –avant de finalement être plongé tête la première dans le second. Poétique, mélancolique, aussi déroutant qu’envoûtant… On ne lâche plus Seul l’océan pour me sauver, au point de ne vouloir le garder que pour soi (tout en mourant d’envie de convertir de futurs nouveaux adeptes). En guise d’accompagnement à cette lecture singulière, Maggie Nelson (oui, l’autrice post-avant-gardiste) conseille dans sa postface l’écoute de The Anchor Song de Björk. On aurait bien voulu l’apprendre avant –pas grave, c’est une bonne raison de le relire encore et encore.
M.R.
Douze histoires d’après-guerre
Recueil de nouvelles de Graham Swift. Editions Gallimard, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, 288 pages.
La cote de Focus: 4/5
Depuis quatre décennies, Graham Swift, le plus discret représentant de la génération dorée d’écrivains anglais qui a éclos dans les années 1980 –dont les têtes de gondole s’appellent Ian McEwan, Julian Barnes ou Jonathan Coe–, arpente d’une plume ciselée les territoires intimes, avec une prédilection pour ces moments fragiles et délicats où nos vies basculent. Un alliage précieux d’élégance et de justesse qui enveloppe des romans étincelants (La Dernière Tournée, Le Dimanche des mères…) et trouve son expression la plus chimiquement pure dans ses recueils de récits courts.
Nouvelle démonstration brillante avec ces Douze histoires d’après-guerre, chapelet d’instants critiques piochés dans le cours de vies ordinaires. Maîtrisant à la perfection la concision et le ralenti, Graham Swift «filme» les glissements de terrain intérieurs de femmes et d’hommes prenant conscience, en direct mais le plus souvent en différé –parfois des décennies plus tard–, de l’importance d’un événement, souvent anodin en apparence, dans leur existence.
Qu’il épouse les sentiments ambivalents d’un ancien major de la Wehrmacht devenu fonctionnaire recevant en 1959 un jeune soldat juif anglais à la recherche de ses proches déportés et disparus (Faute de mieux), qu’il se remémore avec une femme d’âge mûr l’audace qu’elle a eue durant la guerre de sympathiser avec un soldat noir américain dans un bus –«elle savait que c’était ce qu’elle avait fait de mieux dans sa vie», notamment pour défier un père violent– (Noir), ou qu’il s’immisce dans la tête d’un jeune couple qui réalise lors d’un voyage à Chypre pour fêter leur décision d’avoir un enfant que ce séjour marque la fin d’une certaine légèreté et innocence (Les Gosses).
Rien d’héroïque, de très spectaculaire, et pourtant chaque évocation tape dans le mille. Tantôt douloureux, tantôt libérateurs, tantôt troublants, les fantômes du passé convoqués par Swift esquissent les contours d’une humanité qui se débrouille comme elle peut face à la perte, au chagrin ou à la beauté qui sidère à tout âge.
Si les échos de la guerre résonnent encore, c’est souvent en sourdine, ou par ricochet, comme chez ce vétéran d’Irak qui doit son salut à un ange barman le remettant in extremis sur le droit chemin (Ecchymoses). Le temps qui passe jaunit les images mais laisse intactes les sensations des petites épiphanies qui brillent d’un éclat de vérité. Douze histoires, douze petites perles.
L.R.