Ariane Nicolas sur la série Succession: “Le langage peut être utilisé pour détruire les êtres”

© HBO

Ce n’était pas gagné d’avance, mais la tragi-comique série Succession aura réussi à réunir des millions de téléspectateurs à travers le monde, quatre saisons durant.

Un générique imparable au rythme martial lorgnant sur beats hip-hop, une famille d’ultra-riches dont les membres, tous odieux, s’entre-déchirent pour succéder à l’omnipotent patriarche Logan Roy… La journaliste française Ariane Nicolas classe la création du showrunner Jesse Armstrong directement à la première place de son panthéon personnel. Dans Succession, la violence en héritage, essai brillant et érudit, elle n’omet rien de ce qui fait la richesse et la profondeur de la série: l’humour omniprésent, son langage unique (les fameux « FUCK OFF«  de Logan en tête), ses personnages brisés… Elle conte aussi comment Jesse Armstrong dévoile cette violence présente à tous les étages des tours Waystar Royco, comme dans notre société. Pour mieux nous aider à la combattre?

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Succession suit des personnages presque tous détestables. Comment expliquez-vous son paradoxal succès?
C’est un peu une série-monde: elle aborde des problématiques à la fois politiques, économiques, sociétales, mais aussi intimes et existentielles. Et elle balaie tout un champ de questionnements et de mises en doute qui font peut-être écho à une période qui ne sait plus où exactement d’où elle vient et où elle va. Et je pense que dans les thématiques abordées par la série, il y a comme une radiographie d’un moment qu’on vit et qui nous parle. Les personnages sont effectivement tous détestables, mais je pense que ce que Jesse Armstrong a tenu à faire dans l’écriture, c’est de travailler sur la question de l’ambivalence: chaque personnage, peut-être de manière un peu trop systématique, a toujours quelque chose qui lui permet de faire comprendre les raisons pour lesquelles il se comporte de manière absolument odieuse. Kendall, par exemple, c’est cette espèce de perdant magnifique, d’homme qui ne sait pas ce qui est bon pour lui, et là je pense que tout le monde peut s’y retrouver. Une autre des raisons pour lesquelles les gens ont regardé la série, c’est parce que c’est extrêmement drôle! Connor et son obsession pour Napoléon, ou Greg, qui lui n’a pas besoin de parler, on est déjà morts de rire…

Connor Roy, l’aîné des Roy, est loin d’être parfait mais, en se tenant à l’écart du jeu de massacre initié par son père pour sa propre succession, n’est-il pas finalement le plus sage?

Totalement! Il y a une très belle image que le sénateur Gil Eavis donne de Logan, il dit: « He’s not a man, it’s a fucking planet! He carries his own gravitiy. » Il y a l’idée d’une physique corporelle de Logan, qui est que on entre dans son champ de gravitation -alors ce n’est pas que son charisme, c’est aussi son pouvoir, en fait, sa sphère d’influence et donc ses enfants, on reste collé à lui, comme la Lune reste collée à la Terre. Mais Connor a appris à vivre sans amour. Parce que c’est le seul qui n’a pas vécu « dans les basques de son père » toute sa vie. Il a développé cette mythologie à la fois psychologique mais aussi d’un point de vue politique, qu’il détaille dans sa campagne présidentielle, de l’individu absolu, dans laquelle il essaie de se persuader que tous les individus sont suffisamment forts pour surmonter tous les efforts, toutes les injustices. Donc c’est le libertarien par excellence! Et en même temps -toujours cette idée d’ambivalence- il a besoin de recréer sa propre famille; mais en dehors des schémas et des défauts de la famille Roy. C’est comme s’il ouvrait une brèche, pour se protéger de cette violence et inventer son propre bonheur. Il a les codes de son milieu, et il ne va absolument pas renoncer à son héritage, mais il essaie d’inventer une autre voie, celle de la gentillesse, au fond. C’est un personnage bête et gentil, et en même temps qui est très retors, et qui a lui aussi une forme de brutalité en lui.

Dans son livre, la journaliste Ariane Nicolas analyse la série Succession dans ce qu’elle dit de nous. © Stéphanie Lacombe

Vous parlez aussi de la violence très présente au niveau du langage, dans la série. Est-ce qu’on peut dire que c’est novateur?

C’est vrai que le « parler-Logan » se retrouve un peu chez tout le monde dans la série. Chez les huiles Frank, Gerry, etc., chez les épouses, et évidemment les enfants. Et ça, c’est l’idée que le lien de parenté passe aussi par la façon dont on parle. On parle de langue maternelle, on devrait peut-être parler de langue parentale. En même temps, on a besoin d’exister, on invente alors notre propre façon de parler. Dans le même genre, il y a eu Veep aussi, dans le monde politique, et il y a cette série anglaise, The Thick of It, créée par Armando Ianucci, et dont Jesse Armstrong est d’ailleurs un des co-auteurs. C’est l’idée, je pense assez britannique, de montrer comment le langage peut être utilisé pour détruire les êtres, en même temps pour dire l’absurdité du monde, mais aussi comment le langage public a été complètement vidé de sa substance.

Vers la fin de votre essai, vous dites que la difficulté de dire adieu aux violences présentes dans nos sociétés pourrait être une des raisons de la « contre-révolution réactionnaire » actuelle incarnée par Mencken (et donc Trump et l’extrême droite qui monte en Europe). Ce serait donc un mal nécessaire, pour se débarrasser ou au moins faire reculer ces violences?

Ce que j’ai voulu dire, c’est que dans toutes les avancées sociales, notamment sur la question du féminisme, de l’antiracisme, il y a une résistance qui s’instaure, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui perdent des privilèges ou des avantages parce que d’autres en gagnent, et il y a un rééquilibrage qui se fait et qui est évidemment bienvenu, puisqu’on va vers plus d’égalité. J’ai l’impression que les affrontements seront plus forts si vous n’essayez pas de comprendre pourquoi la personne du camp d’en face a tant de mal à dire au revoir à certains des éléments qui disparaissent. Et je pense que c’est là que la série prend un risque: celui de dire « il faut essayer de voir pourquoi c’est difficile de dire au revoir », notamment au patriarcat. Un modèle peut être tout à fait néfaste, mais ça peut être tout à fait douloureux de s’en séparer aussi, parce qu’il y a un attachement historique à certaines choses. Par exemple Michel Blanc (qui vient de nous quitter), son personnage des Bronzés, on ne dirait pas aujourd’hui que c’est un loser magnifique, on dirait que c’est juste un gros lourd. On l’a adoré, et on ne peut pas s’en séparer sans avoir de la tristesse. Je pense que c’est ce que montre la série: une tristesse bienvenue. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas changer la société, mais ça veut dire que quand on passe à autre chose, il y a une déperdition qui génère de la joie chez certains, mais aussi de la mélancolie, du doute, de la peur. Si vous ne traitez pas correctement ces moments-là, si vous les minorez, si vous les disqualifiez, si vous les considérez comme illégitimes, vous créez potentiellement de la violence, du ressentiment, et vous créez un affrontement.

Ariane Nicolas

2009 Débute sa carrière de journaliste chez Sud Ouest

2010 Journaliste pour France Télévisions

2020 Publie L’Imposture antispéciste aux éditions Desclée de Brouwer

2020 Journaliste cheffe de service chargée des nouveaux médias et de l’actualité en ligne chez Philosophie Magazine

2024 Publie Succession, la violence en héritage aux éditions Playlist Society.

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